L'antisémitisme comme facteur de politique internationale
Mais en même temps, les mêmes gens demandaient au gouvernement anglais et à la Société des Nations de faire échec aux aspirations des puissances dynamiques et de sauvegarder par tous les moyens — sauf la guerre — l'indépendance des petites nations. Ils s'abandonnèrent à un langage violent contre le Japon et l'Italie ; mais ils encouragèrent pratiquement par leur opposition aux armements et leur pacifisme inconditionnel, la politique impérialiste de ces pays. Ils contribuèrent au rejet par la Grande-Bretagne des propositions du secrétaire Stimson en vue d'arrêter l'expansion japonaise en Chine. Ils firent échouer le plan Hoare-Laval, qui aurait au moins laissé indépendante une partie de l'Abyssinie ; mais ils ne levèrent pas le petit doigt quand l'Italie occupa tout le pays. Ils ne changèrent pas de politique quand Hitler s'empara du pouvoir et se mit immédiatement à préparer les guerres qui devaient rendre l'Allemagne toute-puissante d'abord sur le continent européen, puis dans le monde entier. Ils pratiquèrent la politique de l'autruche en face de la situation la plus sérieuse à laquelle l'Angleterre eut jamais à faire face 17.
Les partis de droite ne différaient pas dans leur principe de ceux de gauche. Ils étaient seulement plus modérés dans leurs déclarations et désireux de trouver un prétexte rationnel à la politique d'inactivité et d'indolence à laquelle la gauche acquiesçait de gaieté de cœur et sans penser à l'avenir. Ils se consolaient en espérant que l'Allemagne ne se préparait pas à attaquer la France, mais seulement à combattre la Russie soviétique. C'étaient là des désirs qui refusaient de tenir compte des plans qu'Hitler avait exposés dans Mein Kampf. La gauche s'irrita. Nos réactionnaires, criait-elle, aident Hitler parce qu'ils placent leurs intérêts de classe au-dessus du bien-être de la nation. Pourtant l'encouragement qu'Hitler recevait d'Angleterre ne provenait pas tellement des sentiments antisoviétiques de quelques membres des classes supérieures, que de l'état des armements britanniques, dont la gauche était encore plus responsable que la droite. La seule façon d'arrêter Hitler aurait été de consacrer des sommes considérables au réarmement et de retourner au service obligatoire. Toute la nation britannique, et pas seulement l'aristocratie était fortement opposée à de telles mesures. Dans ces conditions, il n'était pas déraisonnable qu'un petit groupe de lords et de riches bourgeois essaie d'améliorer les relations entre les deux pays. Évidemment c'était un plan sans espoir de succès. On ne pouvait détourner les nazis de leurs buts par des discours réconfortants d'Anglais en vue. La répugnance populaire de l'Angleterre vis-à-vis des armements et du service obligatoire était un facteur important dans les plans nazis, mais la sympathie d'une douzaine de lords ne jouait aucun rôle. Ce n'était pas un secret que l'Angleterre serait incapable, à la déclaration d'une nouvelle guerre, d'envoyer immédiatement en France un corps expéditionnaire de sept divisions, comme elle l'avait fait en 1914 ; que la Royal Air Force était numériquement de beaucoup inférieure à la Luftwaffe, ou que même la marine britannique était moins redoutable qu'en 1914-1918. Les nazis savaient très bien que beaucoup d'hommes politiques d'Afrique du Sud étaient opposés à ce que le dominion participe à une nouvelle guerre et ils étaient en relations étroites avec les partis antibritanniques aux Indes, en Égypte et dans les pays arabes.
Le problème qui se posait à la Grande-Bretagne était simplement le suivant : est-il conforme à l'intérêt de la nation de permettre à l'Allemagne de conquérir tout le continent européen ? Le grand dessein d'Hitler était de conserver l'Angleterre neutre à tout prix, jusqu'à ce que la conquête de la France, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de l'Ukraine soit achevée. La Grande-Bretagne lui rendrait-elle ce service ? Quiconque répondait à cette question par la négative ne devait pas parler, mais agir ; mais les hommes politiques adoptèrent l'attitude de l'autruche.
Étant donné l'état de l'opinion publique britannique, la France aurait dû comprendre qu'elle était isolée et qu'elle devait parer par elle-même au danger nazi. Les Français savent peu de choses de la mentalité et de la situation politique allemandes. Cependant, quand Hitler s'empara du pouvoir, tous les hommes politiques français auraient dû se rendre compte que le point principal de ses plans était l'anéantissement de la France. Évidemment, les partis de gauche français partageaient les préjugés, illusions et erreurs de la gauche britannique ; mais il y avait en France un groupe nationaliste influent qui s'était toujours méfié de l'Allemagne et avait soutenu une énergique politique anti-allemande. Si, en 1933 et dans les années suivantes, les nationalistes français avaient sérieusement exigé des mesures destinées à empêcher le réarmement allemand, ils auraient eu l'appui de toute la nation, à l'exception des communistes intransigeants. L'Allemagne avait commencé à se réarmer sous la République de Weimar. Néanmoins, ni en 1933, ni dans les années suivantes, elle n'était prête pour une guerre contre la France. Elle eût été obligée de céder à une menace française ou de tenter une guerre sans chance de succès. A cette époque il était encore possible d'arrêter les nazis avec des menaces. Et même si la guerre en était résultée, la France eût été assez forte pour gagner.
Mais alors se produisit quelque chose d'étonnant et d'inattendu. Ces nationalistes qui, depuis plus de soixante ans, avaient été fanatiquement anti-allemands, qui avaient traité avec mépris tout ce qui était allemand et qui avaient toujours réclamé une politique énergique contre la République de Weimar, changèrent brusquement d'attitude. Ceux qui avaient dénigré comme juifs tous les efforts faits pour améliorer les relations franco-allemandes, qui avaient attaqué comme des machinations juives les plans Dawes et Young et l'accord de Locarno et qui avaient soupçonné la Société des Nations d'être une institution juive, se mirent soudain à sympathiser avec les nazis. Ils refusèrent de reconnaître qu'Hitler voulaient détruire la France une fois pour toutes. Hitler, insinuaient-ils, est moins un ennemi de la France que des juifs ; comme ancien combattant, il sympathise avec les anciens combattants français. En outre, disaient-ils, Hitler ne réarme que pour lutter contre le bolchevisme juif. Le nazisme est le bouclier de l'Europe contre l'assaut de la juiverie mondiale et de ses principaux représentants, les bolchevistes. Les juifs veulent pousser la France dans une guerre contre les nazis ; mais la France est assez sage pour ne pas tirer les marrons du feu pour les juifs. La France ne veut pas se sacrifier pour les juifs.
Ce n'était pas la première fois dans l'histoire de France que les nationalistes plaçaient leur antisémitisme au-dessus de leur patriotisme. Dans l'affaire Dreyfus, ils combattirent avec acharnement pour laisser un officier traître échapper au châtiment, tandis qu'un juif innocent languissait en prison.
On a dit que les nazis avaient corrompus les nationalistes français. Peut-être quelques politiciens français touchèrent-ils réellement quelques pots-de-vin ; mais cela a peu d'importance politique. Les journaux et périodiques antisémites avaient une vaste diffusion ; ils n'avaient pas besoin des subsides allemands. Hitler quitta la Société des nations, annula les clauses de désarmement du traité de Versailles, il occupa la zone démilitarisée du Rhin ; il suscita des tendances antifrançaises en Afrique du Nord. Pour la plus grande partie, les nationalistes français ne critiquèrent ces actes que pour en attribuer tout le blâme à leurs adversaires politiques en France ; c'étaient eux qui étaient responsables, parce qu'ils avaient adoptés une attitude hostile au nazisme.
Hitler envahit alors l'Autriche. Sept ans plus tôt, la France s'était vigoureusement opposée à un plan d'union douanière austro-allemande ; mais le gouvernement français s'empressa de reconnaître l'annexion violente de l'Autriche. A Munich — en coopération avec la Grande-Bretagne et l'Italie — elle força la Tchécoslovaquie à céder aux prétentions allemandes. Quand Mussolini, poussé par Hitler, proclama les aspirations italiennes sur la Savoie, Nice, la Corse et Tunis, les objections nationalistes furent présentées avec timidité. Aucun Démosthène ne se leva pour avertir la nation contre Philippe ; mais si un nouveau Démosthène s'était présenté, les nationalistes l'auraient dénoncé comme le fils d'un rabbin ou un neveu de Rothschild.
Il est vrai que la gauche française ne s'est pas non plus opposée aux nazis et sous ce rapport, elle ne différa pas de ses amis anglais ; mais cela n'est pas une excuse pour les nationalistes. Leur influence était assez grande pour imposer en France une énergique politique antinazie ; mais pour eux, toute proposition de résister sérieusement à Hitler était une forme de trahison juive.
Il faut reconnaître que la nation française voulait la paix et était prête à éviter la guerre, même au prix d'un sacrifice, mais là n'était pas la question.
L'Allemagne préparait ouvertement une guerre pour l'anéantissement complet de la France, il n'y a aucun doute que cela était dans les intentions des nazis.
Dans ces conditions, la seule politique appropriée eût été de contrecarrer à tout prix les plans de Hitler. Quiconque introduisait les juifs dans la discussion des relations franco-allemandes perdait de vue le salut de la nation. Qu'Hitler fût un ami ou un adversaire des juifs était sans rapport avec le problème. L'existence de la France était en jeu. Cela seul devait entrer en considération et non le désir des commerçants ou des médecins français de se débarrasser de leurs concurrents juifs.
Ce fut la faute de l'antisémitisme si la France n'arrêta pas à temps les efforts de Hitler, si elle négligea longtemps ses préparatifs militaires et si, finalement, quand la guerre ne pouvait plus être évitée, elle n'était pas prête au combat. Les antisémites français ont bien servi Hitler. Sans eux, la nouvelle guerre aurait pu être évitée ou au moins livrée dans des conditions beaucoup plus favorables.
Quand la guerre survint, elle fut stigmatisée par la droite française comme une guerre pour les juifs et par les communistes français comme une guerre pour le capitalisme. L'impopularité de la guerre paralysait les chefs militaires. Elle freina le travail dans les usines d'armement. D'un point de vue militaire les choses, en juin 1940, n'étaient pas pires qu'au début septembre 1914 et moins défavorables qu'en septembre 1870. Gambetta, Clemenceau ou Briand n'auraient pas capitulé, Georges Mandel non plus ; mais Mandel était un juif et ne pouvait donc être choisi comme chef politique. Alors l'incroyable arriva : la France désavoua son passé, qualifia de juifs les souvenirs les plus glorieux de son histoire et salua la perte de son indépendance politique comme une révolution nationale et un retour à son véritable esprit.
Non seulement en France, mais dans le monde entier, l'antisémitisme fit de la propagande pour le nazisme. L'effet destructeur de l'interventionnisme et de ses tendances vers la discrimination fut tel que beaucoup de personnes devinrent incapables d'apprécier des problèmes de politique étrangère sous un point de vue autre que leur désir de discrimination contre des concurrents heureux. L'espoir d'être débarrassé d'un concurrent juif les fascinait au point de leur faire oublier tout le reste, l'indépendance de la nation, la liberté, la religion, la civilisation. Il existait et il existe des partis pro-nazis dans le monde entier. Chaque pays d'Europe a ses Quislings. Des Quislings commandaient des armées dont le devoir était de défendre leur pays. Ils capitulaient ignominieusement ; ils collaboraient avec les envahisseurs ; ils avaient l'audace d'appeler leur trahison pur patriotisme. Les nazis avaient un allié dans chaque ville ou village où il y a un homme aspirant à se débarrasser d'un concurrent juif. L'arme secrète de Hitler est le penchant antijuif de nombreux millions de commerçants, épiciers, juristes, professeurs, écrivains.
La guerre actuelle n'aurait jamais eu lieu sans l'antisémitisme. Seul l'antisémitisme permit aux nazis de ranimer la foi du peuple allemand dans l'invincibilité de son armée et d'engager ainsi l'Allemagne de nouveau dans une politique d'agression et de lutte pour l'hégémonie. Seule la croyance antisémite d'une bonne partie de l'opinion publique française empêcha la France d'arrêter Hitler quand il pouvait encore être arrêté sans guerre. Et ce fut l'antisémitisme qui aida les armées allemandes à trouver dans tous les pays européens des hommes prêts à leur ouvrir les portes.
L'humanité a vraiment payé cher l'antisémitisme.
Notes
17. Une manifestation étonnante de cette mentalité est contenue dans le livre de Bertrand Russel, Which way to Peace, publié en 1936. Une critique destructrice de la politique étrangère du parti travailliste est fournie par l'éditorial The Obscurantists, dans Nineteenth Century and After, n° 769 (mars 1941), p. 209-229.
par Ludwig von Mises
Source:
Le Gouvernement omnipotent
De l'État totalitaire à la guerre mondiale
Éditions politiques, économiques et sociales — Librairie de Médicis — Paris (1947)
traduit par M. de Hulster
Troisième partie — Le nazisme allemand
VIII. Antisémitisme et racisme
L'antisémitisme n'est pas le monopole d'une catégorie politique et l'engagement contre l'antisémitisme dans l'histoire de la gauche n'est pas un postulat qui va de soi. C'est sur cette constatation historique que Michel Dreyfus a réalisé cette étude synthétique – de 1830 à nos jours - sur les différentes formes d'antisémitismes situées à gauche de l'échiquier politique français, au sein des courants socialiste, marxiste, anarchiste, communiste, syndicaliste, etc. L'homme à gauche n'était pas plus immunisé contre l'antisémitisme qu'aujourd'hui.
Le socialisme des imbéciles
Au dix-neuvième siècle, une certaine gauche reprit toute une série de poncifs antisémites existant dans des espaces politiques autres que le sien tout en y intégrant des éléments spécifiques provenant de son champ particulier. Elle fut à la fois passive, en se laissant " imprégner par l'antisémitisme virulent de la droite et de l'extrême-droite " , mais aussi active en produisant ce que Auguste Bebel a nommé " le socialisme des imbéciles ", venant à son tour nourrir indifféremment les antisémitismes de tous bords.
Le discours antisémite a toujours ignoré les frontières politiques et sociales. Faut-il pour autant penser que l'homme de gauche (ou l'homme à gauche ) ait eu si peu d'intelligence et tant de préjugés, individuellement ou associé, pour qu'au moment où " les organisations ouvrières font leurs premiers pas : leur faiblesse, leur inexpérience contribuent à expliquer que de nombreux militants, socialistes et anarchistes notamment, se laissent séduire par les arguments antisémites " et qu' " en l'absence de tradition, ayant tout à inventer, les premiers penseurs socialistes vont souvent reprendre à leur compte les stéréotypes de l'époque et les intégrer à leurs analyses " ? Cette relative et discutable immaturité n'a pas empêché que " cette hostilité innove aussi sur plusieurs points " . Faut-il vraiment penser que l'homme de gauche ait eu tant de haine de l'autre pour que " durant ces années de formation, le socialisme utopique accaparé par l'analyse de la situation ouvrière se préoccupe peu de ces questions " ? Faut-il penser qu'il a été un idiot culturel pour être si " peu à même de s'interroger sur ces idéologies nouvelles que sont nationalisme, xénophobie et antisémitisme " ? Un certain nombre de penseurs allaient préparer les esprits à accepter et à intégrer l'antisémitisme - comme la xénophobie - à gauche.
Le Juif moderne, révolutionnaire et capitaliste
Après l'antijudaïsme d'orientation religieuse et athée, l'apparition du monde moderne allait engendrer l'antisémitisme en même temps que se développait le mouvement ouvrier avec son lot de prolétaires. A l'image moyenâgeuse du Juif comme peuple errant " déicide ", adepte de rituels morbides, fomenteur de révolutions (dont la Révolution française), usurier et profiteur, parasite de la société, viendra s'ajouter l'étiquette de l'exploiteur de la classe ouvrière, du " gros " bourgeois capitaliste et cosmopolite, maître de l'argent et des banques, avant de devenir celui de l'économie mondiale. A ce genre de stéréotypes, Michel Dreyfus démontre que ces Juifs " ne représentent qu'une toute petite partie de la société juive ", les " banquiers juifs sont bien moins nombreux que leurs rivaux catholiques ou protestants et le rôle des Juifs dans l'industrialisation de la France est faible " . Pourtant, "l'idée selon laquelle les Juifs sont les principaux profiteurs du capitalisme industriel et bancaire sera ressassée sous de multiples formes par les antisémites, le plus souvent de droite et d'extrême droite, mais aussi par de nombreux penseurs et militants de gauche et d'extrême gauche " . Ces penseurs porteront le nom de Charles Fourrier, Pierre Leroux, Alphonse Toussenel, Auguste Blanqui, Gustave Tridon, Auguste Chirac, Pierre-Joseph Proudhon, etc.