La Constitution de 1793, très démocratique, n'avait jamais été appliquée. Les Thermidoriens, répétant les principes qui l'avaient inspirée, rédigèrent une nouvelle Constitution. Celle-ci, sans renier aucun des grands principes de la Révolution, prit des dispositions pour éviter à la fois le danger populaire et le retour d'un dictateur. D'ou le retour au régime électoral censitaire et la création d'un pouvoir législatif partagé entre deux assemblées - les Cinq Cents et les Anciens - et d'un pouvoir éxécutif sur cinq têtes - les cinq membres du "Directoire". Ce système, destiné à conjurer les erreurs du passé, était lourd de conflits pour l'avenir et préparait l'anarchie ou le coup de force. Cette Constitution soumise à la ratification du peuple, devint la Constitution de l'An III, Boissy d'Anglas exposa, le 23 juin 1795, la philosophie de ce nouveau texte. Après avoir démontré le risque que faisait courir à la Nation la Constitution de 1793, il présenta cette nouvelle version comme un gage de sagesse politique et de reconnaissance de la vertu civique.
Ici le passage le plus caractéristique du désir des Thermidoriens d'assurer la paix publique en réservant aux plus riches propriètaires la capacité politique et le droit de suffrage aux seuls contribuables. Il convient de se souvenir que les excès des mouvements populaires et la dictature de Robespierre étaient encore présents dans l'esprit des rescapés de la Terreur et alimentaient leur défiance.
Voici l'exposé de Boissy d'Anglas: A MEDITER!!
"La convention est arrivée au terme ou, planant au-dessus de tous les intérêts particuliers, des fausses vues, des petites idées, elle doit se livrer sans crainte à l'impulsion de ses propres lumières; elle doit se garantir avec courage des principes illusoires d'une démocratie absolue et d'une égalité sans limites, qui sont inconstestablement les écueils les plus redoutables pour la véritable Liberté. L'égalité civile, en effet, voilà tout ce que l'homme raisonnable peut exiger. L'égalité absolue est une chimère; pour qu'elle pût exister, il faudroit qu'il existât une égalité entière dans l'esprit, la vertu, la force physique, l'éducation, la fortune de tous les hommes.
En vain la sagesse s'épuiserait-elle pour créer une Constitution, si l'ignorance et le défaut d'intérêt à l'ordre avoient le droit d'être reçus parmi les gardiens et les administrateurs de cet édifice. Nous devons être gouvernés par les meilleurs; les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois: or, à peu d'exceptions près, vous ne trouvez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une proprièté, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette proprièté et à l'aisance qu'elle donne, l'éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie. L'homme sans proprièté, au contraire, a besoin d'un effort constant de vertu pour s'intéresser à l'ordre qui ne lui conserve rien, et pour s'opposer aux mouvements qui lui donnent quelques espérances. Il lui faut supposer des combinaisons bien fines et bien profondes pour qu'il préfère le bien réel au bien apparent, l'intérêt de l'avenir à celui du jour. Si vous donnez à des hommes sans proprièté les droits politiques sans réserve, et s'ils se trouvent jamais sur les bancs des législateurs, ils exciteront ou laisseront exciter des agitations sans en craindre l'effet; ils établiront ou laisseront établir des taxes funestes au commerce et à l'agriculture, parce qu'ils n'en auront senti, ni redouté, ni prévu les déplorables résultats; et ils nous précipiteront enfin dans ces convulsions violentes dont nous sortons à peine, et dont les douleurs se feront si longtemps sentir sur toute la surface de la France.
Un pays gouverné par les propriètaires est dans l'ordre social; celui ou les non-propriètaires gouvernent est dans l'état de nature. Les anciens l'ont ainsi consacré dans leurs brillantes allégories, lorsqu'ils ont dit que Céres, qui étoit la déesse de l'agriculture et par conséquent des propriètés, avoit, la première, bâti des villes, organisé les sociètés, et donné des lois aux peuples. Nous vous proposons donc de décréter que pour être éligible au corps législatif, il faut posséder une proprièté foncière quelconque. Vous verrez si la valeur de cette proprièté doit être fixée, ou si, comme nous l'avons pensé, sa quotité étant toujours relative à la fortune du propriètaire, la garantie n'est pas la même quelle que soit son étendue. Ce n'est point gêner la liberté des élections; c'est présenter aux électeurs, c'est présenter au corps social un moyen d'épurer les choix; c'est un cautionnement en quelque sorte, c'est un gage de responsabilité que la socièté entière réclame losqu'elle va investir un de ses membres de la fonction de stipuler en son nom.
Mais nous n'avons pas cru qu'il fût possible de restreindre le droit de citoyen, de proposer à la majorité des Français, ou même à une portion quelconque d'entre eux, d'abdiquer ce caractère auguste. Tous ont également combattu et avec le même courage, pour l'affranchissement du corps social, tous doivent donc en faire partie. La garantie que la socièté demande lorsqu'elle va déléguer un de ses pouvoirs, est un résultat de son droit collectif, de sa volonté générale; c'est après s'être organisée qu'elle délibère sur les conditions qu'elle exigera de ses magistrats; son intérêt est son principe, et il ne peut y avoir d'autre; mais lorsqu'elle se rassemble pour exercer cette première fonction, elle est composée de membres tous égaux: elle ne peut en expulser aucun de son sein. La condition de proprièté n'est point la base de l'association dont chaque homme fait également partie indépendamment de ce qu'il possède. La pauvreté de l'indigent a le droit d'être protégée comme l'opulence du riche, et l'industrie de l'artisan comme la moisson du cultivateur. D'ailleurs, seroit-il politique, seroit-il utile à la tranquillité de séparer un peuple en deux portions, dont l'une seroit évidemment sujette, tandis que l'autre seroit souveraine?
Cette usurpation feroit-elle autre chose qu'armer la portion opprimée contre celle qui l'opprimeroit; et ne seroit-ce pas établir dans l'état un germe éternel de division, qui finiroit par renverser votre gouvernement et vos lois? En retranchant du corps social une portion aussi nombreuse d'hommes, ne les condamneriez-vous pas à se considérer comme sans patrie; et n'en feriez-vous pas à perpétuité les satellites du premier brigand qui sauroit se montrer à eux comme digne de venger leur outrage?
Nous avons toutefois examiné s'il n'étoit pas quelques exceptions indispensablement nécéssaires et rigoureusement justes à l'exercice des droits
politiques. Nous avons cruque tout citoyen devait, pour les exercer, être libre et indépendant; ainsi l'homme en état de domesticité nous a paru n'être ni l'un ni l'autre: il ne possède plus en
effet son indépendance naturelle; il a changé contre un salaire quelconque une portion de sa liberté; il est soumis à un autre homme dont il emprunteroit malgré lui les opinions et les pensées,
et dont il doubleroit l'influence dans les délibérations publiques. Il perd donc momentanément l'exercice du droit de citoyen. Il en sera de même à l'avenir de celui qui ne saura ni lire ni
écrire, ou qui n'aura pas appris un art méchanique. Un homme n'est vraiment libre en effet que lorsqu'il a dans son propre travail les moyens de subvenir à son existence; un homme n'est vraiment
indépendant que lorsqu'il n'a besoin de personne pour l'éclairer sur ses devoirs et pour transmettre ses idées. depuisl'usage de l'imprimerie, la faculté de savoir lire doit être regardée comme
un sixième sens, dont le développement peut seul nous rendre vraiment hommes et par conséquent citoyens. Enfin c'est un bel hommage rendu à l'égalité civile que l'obligation imposée à chacun
d'apprendre une profession méchanique; c'est effacer sans retour les distinctions odieuses tirées de la distinction des états; c'est agrandir pour toute la Nation les sources de sa richesse avec
la sphère de son industrie; c'est arracher l'homme au vice et à l'ennui qui ne l'affligent le plus souvent que parce qu'il n'est point occupé. Les mendiants et les vagabonds ne font point partie
du corps social: les uns parce qu'ils lui sont à charge, les autres parce qu'ils n'appartiennent à aucun pays. Enfin les banqueroutiers sont redevables à la socièté toute entière; ils ont trahi
le premier devoir imposé par elle, celui de respecter ses engagements; ils sont en présomption de mauvaise foi. Ordonner que nul citoyen ne pourra en exercer les droits s'il n'est inscrit au rôle
des contributions publiques, ce n'est pas non plus en gêner l'exercice, c'est consacrer le principe que tout membre de la socièté doit contribuer à ses dépenses, quelque faible que soit sa
fortune (...)."
François-Antoine de Boissy d'Anglas
François-Antoine, comte de Boissy d'Anglas, né à Saint-Jean-Chambre, Vivrais (auj. Ardèche), le 8 décembre1756 et mort à Paris le 20 octobre1826, est un homme de lettres et homme politique français. Membre actif de toutes les assemblées révolutionnaires, libéral sans être extrémiste, un peu thermidorien, fructidorisé, rallié à l’Empire, et à nouveau opposant libéral aux rois restaurés. D'origine bourgeoise, il a été « un grand notable libéral ».
Un libéralisme de compromis
En se maintenant constamment dans une position « centriste », Boissy d'Anglas s'est assuré une carrière politique bien remplie à la fois sous la Révolution, sous l'Empire et sous la Restauration. Les idées politiques de Boissy d’Anglas sont caractéristiques du « libéralisme français de compromis » (Christine Le Bozec) : égalité civile fondée sur les droits naturels, défense des libertés individuelles, notamment en matière de foi, tolérance religieuse, essentielle pour ce bourgeois protestant, attachement à la monarchie constitutionnelle, à la liberté du commerce, au développement de l’éducation, volonté d’établir une très nette séparation entre la sphère du privé et celle du public.