Le débat récurrent sur l'enseignement de l'économie est important car il concerne le problème majeur de la définition de la science économique et du rôle qu'elle peut jouer dans une société (voir "La crise économique est aussi une crise de l'enseignement de l'économie" dans Le Monde Eco& Entreprise du 3 avril et "Ma licence d'économie ne connaît pas la crise" dans Le Monde du 18 avril).
Or, ce débat s'est souvent focalisé sur un aspect du problème – la place qu'il convenait de donner aux mathématiques dans la science économique – alors qu'un débat méthodologique plus fondamental est en réalité sous-jacent.
La réaction vigoureuse exprimée par nombre d'étudiants et de professeurs à l'encontre d'une formalisation mathématique excessive paraît justifiée.
Mais il ne faudrait pas aller jusqu'à condamner l'emploi des mathématiques en économie. Celui-ci a en effet permis des avancées significatives, aussi bien du point de vue purement théorique que du point de vue de l'économie appliquée. Ce qui est en cause, ce n'est pas la formalisation mathématique, mais le caractère presque exclusif de celle-ci dans la formation et dans la recherche économiques.
En effet, le caractère scientifique d'une démarche intellectuelle ne réside pas dans l'emploi de certains instruments – par exemple les mathématiques – mais dans l'aptitude à faire un raisonnement de manière rigoureuse. Mais encore faudrait-il distinguer la rigueur logique et la rigueur conceptuelle.
UN INSTRUMENT PUISSANT
La première permet de passer d'une proposition à une autre sans risque d'incohérence, et les mathématiques sont de ce point de vue un instrument puissant. A condition de comprendre les concepts que l'on utilise, de savoir les définir, de les relier les uns aux autres.
En mettant l'accent uniquement sur l'instrument – les mathématiques –, on débouche sur une science purement formelle qui établit des relations entre des concepts dénués de sens. De là vient l'impression justement ressentie par beaucoup d'étudiants, ou même d'enseignants, d'une science qui ne leur permet pas de comprendre le monde réel.
Mais ce refus d'une formalisation excessive ne doit pas conduireà un refus de la théorie économique, et c'est peut-être là que réside l'ambiguïté du débat sur l'enseignement de l'économie.
On risque alors, en effet, soit d'abandonner la démarche spécifique de la science économique au profit d'autres sciences que, pour notre part, nous considérons comme moins avancées (par exemple la sociologie ou l'histoire), soit de se réfugier dans un pragmatisme flou par refus de la théorie.
Toute action humaine, en effet, est théorique, en ce sens qu'elle repose sur l'exercice de la raison, et c'est pourquoi il est erroné d'opposer la théorie et la pratique. La vraie opposition est celle qui existe entre la bonne et la mauvaise théorie.
PROBLÈME DE MÉTHODOLOGIE
C'est en ce point que s'insère le problème de la méthodologie. Une majorité d'économistes est fidèle à une méthodologie identique à celle des sciences physiques et naturelles, à savoir "l'empirisme logique".
La démarche scientifique consisterait, à partir d'hypothèses théoriques non vérifiables, à aboutir par un raisonnement logique à des propositions testables. Cette démarche conduit à réduire la science économique à l'étude de ce qui est mesurable.
Mais la vie des êtres humains a une bien autre dimension : une grande partie de leurs objectifs sont... subjectifs, incommunicables et changeants. L'empirisme logique est donc réducteur par rapport à la réalité de la vie humaine et il ne permet pas de la comprendre véritablement. Une autre approche méthodologique est donc souhaitable.
C'est celle qu'utilisent en particulier les économistes de l'"école autrichienne" (Carl Menger, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Murray Rothbard, etc.).
Cette méthodologie, dite de l'individualisme méthodologique, consiste à partir de propositions réalistes concernant le comportement des individus (en particulier l'hypothèse de rationalité individuelle) et à en tirer de manière logique des propositions dont le caractère testable est sans importance : si les hypothèses de départ sont correctes et les raisonnements cohérents, les conclusions sont "vraies", même si on ne peut pas les vérifier et les mesurer.
MONOLITHISME DE LA PENSÉE
Ce qui est grave dans la situation française actuelle de l'enseignement et de la recherche en économie, ce n'est pas seulement l'usage excessif des mathématiques, mais le monolithisme de la pensée.
Dans le débat sur l'enseignement de l'économie, on a raison de dénoncer la suprématie de l'approche néoclassique, mais on fait une confusion phénoménale en prétendant que celle-ci est défendue par les libéraux. La défense du libéralisme ne passe pas par l'analyse néoclassique, car celle-ci ignore les objectifs et les savoirs individuels et repose sur des concepts arbitraires mais mesurables.
Qu'il faille sortir de la "pensée unique", c'est certain. Mais pour aller où ? Il semble que certains des protagonistes du débat précité veuillent remplacer la théorie dominante par des approches plus historiques, plus sociologiques, plus descriptives. Nous pensons qu'il y aurait là une formidable régression.
Mais il serait en revanche fructueux qu'une véritable concurrence puisse s'instaurer dans le domaine des idées et que chacun puisse exprimer et recevoir ce qui lui paraît le plus utile et le plus vrai.
Il faut pour cela briser le monolithisme institutionnel de l'université française. Car la liberté intellectuelle n'est peut-être plus qu'une fiction dans l'université française. Par exemple, il existe dans le monde, en particulier aux Etats-Unis, une véritable explosion du courant "autrichien", mais celui-ci ne peut pratiquement pas trouver droit de cité dans l'université française.
En résumé, un certain nombre d'économistes – dont nous sommes – partagent avec d'autres le sentiment qu'il existe un monolithisme intellectuel dangereux dans l'enseignement et la recherche économiques. La solution ne consiste cependant pas à remplacer un monolithisme par un autre, mais à rendre possible la coexistence d'idées différentes et l'émulation constructive qu'un vrai pluralisme fait nécessairement naître.
Pascal Salin (professeur émérite à l'université Paris-Dauphine)
Source:Le Monde
Pascal Salin
Pascal Salin (né le 16 mai 1939à Paris) est un économiste et philosophe français, professeur à l'université de Paris IX Dauphine, spécialiste de la finance publique et ancien président de la Société du Mont-Pèlerin (1994-1996), succédant à Max Hartwell et cédant sa place à Edwin J. Feulner. Libéral et scientifique, il a également fait partie du bureau éditorial du Journal of Libertarian Studies.
Après des études à la faculté de droit de Bordeaux, il effectue un cursus en économie à Paris, en parallèle à l'Institut d'études politiques de Paris. Diplômé de Sciences Po, il obtient un doctorat en économie ainsi qu'une licence de sociologie. Il passe parallèlement l'agrégation d'économie[1].
Il commence par être assistant universitaire à Paris entre 1961 à 1966, alors qu'il n'a que 22 ans. Puis il devient maitre de conférences à l'université de Poitiers et Nantes. En 1970, il rejoint comme professeur d'université l'université de Paris IX Dauphine[1]. Il y enseigne encore aujourd'hui. Il dirige le Centre de Recherche en Théorie Economique Jean-Baptiste Say[2], auquel a collaboré avec Georges Lane ou Alain Wolfelsperger. Il a compté parmi ses élèves François Guillaumat, alors doctorant, Philippe Lacoude, Bertrand Lemennicier,Cécile Philippe, Véronique de Rugy ou Frédéric Sautet.
Il a depuis travaillé comme consultant, notamment, pour service d’études du Fonds monétaire international (FMI), le gouvernement du Niger, l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), et le Harvard Institute for International Development.
Entre 1994 et 1996, il préside la Société du Mont-Pèlerin, une organisation internationale fondée par Friedrich Hayek en 1947 et composée d'économistes, d'intellectuels et d'hommes politiques réunis pour promouvoir le libéralisme. Il a également exercé des responsabilités importantes au sein de l'Aleps.
Chevalier de la Légion d'honneur, il est également chevalier des Arts et des Lettres et officiers des Palmes académiques. Il a reçu le Prix renaissance de l'économie en 1986.
Travaux et prises de position
Il a effectué de nombreux travaux dans le champ de la finance publique ou sur les questions monétaires. Il défend en particulier le système de réserves fractionnaires.
D'inspiration libérale et libertarienne, son œuvre marche dans les traces de la tradition autrichienne : Frédéric Bastiat, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek. Il défend généralement des positions minarchistes ou anarcho-capitalistes. Ainsi, dans Libéralisme (2000), il écrit sur l'État :« L'État n'a aucune justification morale ni scientifique, mais (...) constitue le pur produit de l'émergence de la violence dans les sociétés humaines ». A propos de l'impôt il déclare : « Prélevé en fonction d'une norme décidée par les détenteurs du pouvoir étatique, sans respect de la personnalité de chacun, l'impôt pénalise la prise de risque et est foncièrement esclavagiste, allant à l'encontre de son but recherché, bafouant les droits fondamentaux de l'être humain et la propriété de l'individu »[3].
Il contribue régulièrement au Québécois Libre. Il a pris position en faveur du projet de directive sur la libéralisation des services dans l'Union européenne (directive Bolkestein) et en défaveur du Traité de Rome de 2004.