Le revenu de base, c’est un projet de société qui consiste à allouer une certaine somme à chaque personne, tout au long de sa vie, sans contrepartie forcée. Émilie Laystary vous explique !
Il y a 2 semaines, madmoiZelle publiait le récit d’une jeune femme qui a choisi de ne pas exercer de métier alimentaire afin de se consacrer pleinement à sa passion. L’auteure vit du RSA et explique ne pas avoir de problèmes à assumer cette situation. Au contraire, ne pas être esclave d’une « activité professionnelle non-désirée » est gage d’émancipation pour cette jeune femme qui voit dans le fait de profiter d’une allocation la possibilité de se soustraire à l’aliénation d’un travail.
Ce témoignage n’avait pas manqué de susciter toutes sortes de réactions de la part de notre lectorat, allant généralement de l’incompréhension à l’agacement. « Cette personne profite du système», « c’est à cause de gens comme ça qu’on parle d’assistanat», « pourquoi devrais-je cotiser pour qu’elle se la coule douce ?»
L’occasion pour nous de vous présenter le revenu de base, une initiative qui a le mérite de questionner la valeur sociale que nous plaçons dans le travail et l’idée persistante selon laquelle un individu devrait forcément avoir à se réaliser dans son emploi.
Abnégation pour le travail : la tyrannie de la réalisation de soi
« Le travail est-il vraiment le propre de l’homme ?», se demandent les militants pour un revenu de base inconditionnel. « Et vous, que feriez-vous si vous n’aviez pas à vous lever tous les matins pour subvenir à vos besoins économiques ?» Les réponses sont nombreuses. Pour Aurélie, 26 ans, aujourd’hui petit maillon d’une grand chaîne de salariés travaillant pour une boîte de communication, la réponse est claire : « Le boulot que j’ai aujourd’hui n’est pas celui qui me meut le plus. Je n’ai pas le sentiment d’apporter ma pierre à l’édifice de la société, et pourtant, je suis bien obligée de m’astreindre au salariat pour payer mes factures et mon loyer. Je suis très engagée chez Europe-Écologie Les Verts, et si mon revenu était garanti, c’est à ce parti politique que je dédierais le plus clair de mon temps. Les engagements que je peux y avoir se rapprochent beaucoup plus des valeurs que je défends.»
Dans son livre La tyrannie du travail – travailler moins pour vivre mieux, Stéphane Bodénès écrit :
« Nous devons travailler, tous. Et pourtant, nous allons mourir, tous. Sans échappatoire ni sursis, irrémédiablement. Nous aurons effectué une parenthèse terrestre d’une poignée de décennies, dans le meilleur des cas. La mort nous attend, cueillant le vieillard comme l’adolescent imprudent. Pour vous, pour moi, tout peut s’arrêter aujourd’hui, demain : accident de route, attaque cérébrale, problème cardiaque. Personne ne peut jurer que ce soir, il rejoindra sa couche, sa femme, son chat. La mort, épée de Damoclès terrible qui pendouille sur la condition humaine depuis l’origine, sacrant notre fragilité, notre finitude, nourrissant nos angoisses. Or, que faisons-nous de nos existences ? Nous sacrifions nos meilleurs moments à une idole envahissante et dévorante : le travail.»
Pour le dire de façon moins romantique que Bodénès, ce que les partisans du revenu de base défendent, c’est d’abord la nécessité d’éradiquer la pauvreté extrême, celle-là même qui transforme les travailleurs en pions interchangeables à la merci de notre système libéral caractériel.
Plus précisément, il s’agit de combattre l’inhumanité de certaines conditions de travail, la réduction de l’exode rural et les inégalités entre les régions. Les défenseurs d’une telle allocation universelle formulent le constat que la recherche du profit et l’ultralibéralisme ont conduit à aliéner une partie de la population. Le « salaire à vie », en ce sens, permettrait une émancipation des travailleurs et l’avènement d’une véritable liberté – celle de choisir ce à quoi on veut vraiment œuvrer. Plus encore, l’instauration du revenu de base redonnerait du sens à la valeur travail. Ainsi, selon le réseau suisse pour un revenu de base…
« On aurait tort de limiter la valeur du travail à sa valeur marchande, comme cela se passe aujourd’hui de manière croissante. Ce n’est pas le revenu de base, mais les formes et conditions d’emploi pratiquées actuellement qui détruisent la morale du travail. Au contraire, le revenu de base rétablit la valeur éthique du travail, autant vis-à-vis de la société que de soi-même. Par ailleurs, la paresse n’est pas inscrite dans le génome humain ; ce n’est qu’une réaction contre les travaux forcés. En accordant la liberté aux travailleurs de refuser le travail, on commence par les responsabiliser. On fait tomber le prétexte de la nécessité. Sans la liberté, il n’y a pas de véritable éthique du travail, que de l’hypocrisie.»
En fait, c’est toute la question de la différence entre le travail et l’emploi. Si au premier coup d’œil les deux termes semblent recouvrir une même réalité, conceptuellement ils diffèrent légèrement – et c’est cette différence qui induit une approche philosophique intéressante : le travail est une tâche à accomplir, l’emploi est son pendant marchand. Le travail crée naturellement des emplois, mais lorsqu’en tant de crise il y a réduction du nombre d’emplois, le travail, lui, reste bel et bien là. Les défenseurs du revenu de base pensent que tout temps de travail doit être valorisé : c’est en ce sens que le salaire à vie est une reconnaissance philosophique du droit à être soutenu pour toutes les tâches que nous souhaitons exercer dans la vie.
Un revenu de base est-il économiquement viable ?
Vu de l’extérieur, l’instauration d’un revenu de base peut à bien des égards sembler utopique. Pourtant, de nombreux modèles de financement sont avancés et validés par les économistes.
- La redistribution : l’économiste Marc de Basquiat propose une réforme de l’impôt sur le revenu, qui serait transformé en « impôt universel de redistribution des revenus » (IURR). Selon celui qui a soutenu une thèse en 2011 portant sur le revenu de base, notre système de redistribution des richesses actuel induit une humiliation des gens « à cause de sa complexité inutile». Attribuer un revenu de base à tous, cumulable avec la pension de retraite, les allocations chômage et l’assurance maladie, est donc non seulement possible mais aussi vivement souhaitable. Un prélèvement de 30% sur tous les revenus permettrait de remettre, à chaque adulte, 400€ et à chaque enfant, 200€.
- La création monétaire : le revenu de base ne modifie pas la redistribution, mais son mode. Ainsi, comme le vulgarise très bien ce blogueur, « La banque centrale joue actuellement le rôle de prêteur en premier et en dernier ressort. Les banques commerciales lui empruntent de l’argent qu’elles prêtent à leur tour aux particuliers et aux entreprises en appliquant une marge. Si défaut de banque il y a, la banque centrale est là pour jouer le rôle de pomp ier. Ce mécanisme est valide dans une économie de rareté, ce qui n’est pas/plus le cas. La créativité financière a suffisamment évolué pour permettre d’arriver à la conclusion qu’aujourd’hui la monnaie n’est plus du tout rare. Malheureusement, on continue à entretenir ce système de rareté artificielle car il est rentable pour ceux qui dirigent les mécanismes de la création monétaire ». Pour le dire autrement, les banques centrales devraient verser de l’argent directement sur les comptes des citoyens, qui vont de toute façon consommer, au lieu de renflouer les caisses des banques qui vont spéculer sans vergogne.
Il existe d’autres modes de financement, mais je choisis de ne pas les développer ici tant ils sont longs à expliquer et faciles à trouver sur la toile. Si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas à jeter un oeil à ces liens (là, là, ici ou encore là) ou à vous procurer Le financement d’un revenu de base inconditionnel, un ouvrage écrit par Bernard Kundig, docteur en sciences sociales et vice-président de la section suisse pour le revenu de base.
Comme vu ci-dessus, les arguments en faveur de la viabilité d’un revenu de base sont légion. L’impulsion nécessaire au revenu de base serait donc purement démocratique : il s’agit avant tout d’un choix de société à faire. Pourquoi un tel projet suscite t-il encore la frilosité de l’opinion publique ?
Oser changer de paradigme
Si le revenu de base gagne chaque jour en partisans et se trouve défendu aujourd’hui dans un nombre croissant de pays (Suisse, Japon, Namibie, etc.), pour beaucoup il apparaît encore comme une folle utopie. L’idée n’est pourtant pas nouvelle. En 1996 déjà, l’économiste Anthony Barnes Atkinson propose, dans son ouvrage Public Economics In Action, de supprimer les taxes directes pour créer un impôt sur tous les revenus (25% à 30%) afin d’offrir à chaque citoyen un revenu minimum.
Au-delà de la question du financement du revenu de base, que nous avons abordée plus tôt, la première limite avancée par les dubitatifs est celle de l’oisiveté. En effet, se demandent-ils, « Qui va accepter d’aller travailler si on peut être payé à rien foutre ?» Or, selon les défenseurs du revenu de base, cette question s’inscrit dans un contexte de marché ultralibéral au sein duquel le travail se résume à une valeur marchande. Toujours selon eux, il conviendrait de dépasser ce cadre de pensée en réenchantant la valeur travail. Selon Stan du blog Tête de Quenelle, la systématique paresse des gens est une idée reçue.
« Ici, il faudrait déjà savoir de quel montant on parle. Aujourd’hui, les montants dont on entend parler se situent entre 400 et 850 euros. Loin de permettre à tous de mener une vie très confortable sans travailler ! Avant de juger du comportement présumé des autres, commencez par vous demander « Et moi, arrêterais-je de travailler si on me donnait 800 euros par mois ?». Jusqu’à présent, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui m’ait répondu positivement. La vérité c’est que la plupart des gens ne détestent pas leur travail, ou ne détestent pas LE travail en soi. C’est le fait de ne pas avoir la possibilité choisir son activité qui est insupportable. »
Une expérience en Namibie a d’ailleurs montré que le revenu minimum garanti avait généré une une augmentation de la production locale puisque les habitants n’ont plus eu besoin de lutter pour leur propre survie. Une fois leurs besoins primaires dépassés, ils pouvaient donc s’adonner à des activités marchandes pour lesquelles ils ont des affinités ou de vraies compétences. Courrier International rapporte ainsi :
« Une femme s’est mise à confectionner des petits pains ; une autre achète désormais du tissu et coud des vêtements ; un homme fabrique des briques. On a vu tout d’un coup toute une série d’activités économiques apparaître dans ce petit village. Cela montre clairement que le revenu minimum ne rend pas paresseux mais ouvre des perspectives. »
Autrement dit, ce qui nous semble aberrant aujourd’hui (payer les gens à ne rien faire) ne se légitime que par le marché délétère dans lequel nous évoluons aujourd’hui (« le travail est forcément marchand»). Il suffirait en réalité de déplacer le curseur pour se rendre compte que garantir un revenu de base à chacun est…
- non seulement économiquement viable (cf. la révision des modes de distribution) mais aussi économiquement stratégique (cf. l’exemple de la Namibie)
- l’occasion de redonner du sens au travail
- un moyen d’éradiquer la misère sociale.
Enfin, pour qu’un revenu de base ait du sens, il faut que celui-ci soit universel (dans le cas inverse, il ne serait qu’une nouvelle forme d’allocation et aboutirait donc à une stigmatisation de ceux qui y ont recours, telle que nous la connaissons déjà pour le RSA par exemple). L’essence du salaire à vie est donc bien qu’il suffit d’être un être humain pour disposer d’un revenu minimum et vivre convenablement. Le revenu de base est donc « inconditionnel, versé dès la naissance et cumulable avec tout autre revenu», comme le rappelle le site revenudebase.info d’entrée de jeu : c’est un droit inaliénable, celui d’avoir les moyens économiques de disposer de soi. L’état d’esprit du revenu de base n’est pas seulement de supprimer la pauvreté extrême et de redonner du sens à la dignité humaine, il va plus loin encore : philosophiquement, c’est l’idée que la vie d’un citoyen n’a pas à dépendre d’une parcellisation de son temps comme valeur marchande.
Démolir les idées reçues
Certains militants, très habitués à recevoir des arguments en défaveur du revenu de base, ont choisi de compiler les idées reçues les plus récurrentes. Sur Tête de Quenelle, Stan rappelle par exemple que le revenu de base n’est ni une idée de droite, ni une idée de gauche :
« Pour certains, le revenu universel est une idée libérale qui vise uniquement à se débarrasser de l’État-providence. Mais ce n’est pas ce que disent les libéraux, pour qui il ne s’agit pas forcément de démanteler l’état providence que de prendre acte du fait que la redistribution centralisée ne fonctionne pas aussi bien qu’on l’avait imaginé. […] d’autres y voient une affreuse idée communiste. Mais le communisme avait pour objet l’éradication de la propriété privée et des inégalités alors que le revenu universel ne les remet pas en cause. Les inégalités seront certes régulées par un « revenu plancher » mais aucunement régulées à la hausse. Par ailleurs, contrairement au communisme, le revenu universel n’a pas besoin d’un système de contrôle des citoyens. Son caractère universel et inconditionnel permet au contraire de rendre les individus plus libres. »
À l’objection « Oui mais plus personne ne voudra effectuer les tâches ingrates», il rétorque :
« Ceux qui étaient contre l’abolition de l’esclavagisme avaient le même type d’argument : il faut nécessairement une classe de pauvres à exploiter pour qu’une société fonctionne. Mais cette étroitesse d’esprit est facilement surmontable puisque dans la réalité, il y a 3 moyens de répondre à ce problème :
- augmenter les salaires des boulots pénibles de manière à augmenter l’offre de main d’œuvre. Ce qui finalement n’est que justice : les boulots pénibles seront revalorisés par simple mécanisme de marché.
- Rationaliser la réalisation de ces tâches par la mécanisation ou l’informatisation. De nombreuses « tâches ingrates » disparaîtraient ainsi. Qui s’en plaindra ?
- Diviser la charge de travail pénible entre les citoyens. Le traitement des déchets peut, par exemple, être en partie « crowdsourcé » par la mise en places de dépôts de quartiers au lieu du ramassage à domicile. Le bénéfice du revenu universel serait la contrepartie de ces petits efforts. »
Stan a également à répondre à ceux qui reprochent au revenu de base de générer de l’inflation (voir son point 5.)
À l’argument « si le revenu de base pouvait marcher, il aurait déjà été instauré», Thibaut, lui, répond :
« La réalité est un peu plus complexe. L’orthodoxie économique véhicule depuis des milliers d’années l’idée que nous devons lutter contre la rareté des ressources. Il nous paraît donc inconcevable de donner de l’argent à quiconque sans que ce dernier ne participe à la production de ressources. Les Trente Glorieuses sont un autre élément d’explication. L’une des périodes les plus fastes de l’histoire mondiale durant laquelle le plein emploi était la norme. L’atterrissage est pour le moins douloureux et la crise commence seulement à faire prendre conscience à notre société que nous ne reviendrons pas à cet idéal économique. Il est sans doute temps d’arrêter de vivre dans le déni politique et de faire front courageusement. »
En définitive, pour se faire son avis sur le revenu de base, il est nécessaire de dépasser le cadre de pensée actuel en concevant l’idée qu’une telle initiative relève moins du changement marginal que d’une nouvelle façon d’envisager la valeur travail. Mais si le sujet vous intéresse et que présenté comme tel, vous avez des objections à formuler, sachez que le revenu de base organise souvent des réunions dans différentes villes de France et que les avis des participants y sont toujours débattus avec plaisir. Pour y participer, surveillez régulièrementcette page. N’hésitez pas non plus à parler du revenu de base autour de vous, ne serait-ce que pour discuter avec votre entourage de ce qu’il pense de l’emploi et de ce qu’il ferait si son temps n’était pas entièrement dépendant d’une activité rémunérée pas toujours choisie. En ce sens, la réflexion sur le revenu de base a au moins le mérite de poser des questions que bien souvent nos sociétés libérales nous ont appris à ne plus nous poser.
Source: parLaystary dans Madmoizelle.com
MOUVEMENT des LIBERAUX de GAUCHE
L’allocation universelle : une voie libérale vers le communisme, par Jacques Marseille
Jacques Marseille, disparu le 4 mars dernier, était un économiste et un historien aussi brillant qu’iconoclaste. Issu de la gauche marxiste, il était devenu l’un des rares – et probablement le meilleur – défenseur d’un libéralisme authentique dans les médias hexagonaux.
Dans son ouvrage « L’argent des Français », paru en 2009, il jetait une fois de plus un pavé dans la mare de la pensée économique unique, en proposant une réforme radicale de notre système social, fondée sur l’« allocation universelle ». Si l’idée avait déjà été avancée en France dans les années 90, notamment par le philosophe André Gorz, l’économiste Marseille en détaillait le chiffrage, démontrant ainsi qu’elle était parfaitement réalisable.
Nous voulons lui rendre hommage en publiant ici cet extrait, qu’il avait à l’époque choisi de diffuser sur son site
personnel.
« Tant pis pour les paresseux » est bien, en effet, la seule réponse des partisans de l’allocation universelle à ceux qui pensent que tout homme est obligé de travailler pour avoir le « droit de vivre ». Car s’il faut « contraindre » les salariés français à travailler pour qu’aujourd’hui 15 % d’entre eux gagnent le SMIC, soit 1 000 euros nets par mois, comment construire sur cette « contrainte » une société moins aliénante et moins soumise à la précarité que celle dans laquelle sont aujourd’hui plongés trop d’entre eux ? En fait, le pari de l’allocation universelle est que l’insertion sociale ne peut se construire sur la contrainte mais sur la confiance placée dans les bénéficiaires de ce nouveau droit.
Une utopie, sans doute, pour tous ceux qui n’accordent aucune confiance aux individus et pensent que seule la contrainte de « gagner son pain à la sueur de son front » est le meilleur garde-fou contre la paresse. Un pari sur l’intérêt et la nature humaine pour tous ceux qui pensent au contraire qu’un individu préférera toujours cumuler ce revenu à un autre salaire, surtout quand ce salaire correspondra à un travail qu’il aura plus librement choisi. Dans notre hypothèse, en effet, un couple de smicards toucherait désormais 3 500 euros par mois (deux SMIC à 1 000 euros nets plus deux allocations universelles à 750 euros), au lieu de 2 000 euros aujourd’hui.
Utopie sans doute aussi pour ceux qui pensent qu’une telle somme est incompatible avec l’état des finances de la France. Pari fondé pourtant sur les comptes, pour ceux qui connaissent le bilan de la protection sociale en France. En 2007, l’ensemble des prestations de protection sociale versées par l’État aux Français a représenté 578 milliards d’euros, soit 29 % du PIB, soit près de 60 % du total des dépenses publiques, soit un peu plus de 9 000 euros par Français. 44,9 % de cette somme sont constitués par les prestations vieillesse, 35,5 % par les remboursements des dépenses de santé, 9,2 % par les aides à la maternité et à la famille, 6,2 % par les aides à l’emploi, 2,6 % par les aides au logement et l,5 % par les aides destinées à combattre l’exclusion sociale. Neuf mille euros donc par Français — le même montant que celui ici envisagé — pour des résultats qui ne sont toutefois pas à la hauteur des sommes engagées.
Si l’on versait une allocation universelle de 750 euros par mois à tous les Français âgés de plus de 18 ans et 375 euros à chaque Français de la naissance à l’âge de 18 ans, cette prestation sociale « révolutionnaire » représenterait 510 milliards d’euros. En échange toutefois, l’instauration de ce revenu garanti de la naissance à la mort serait accompagnée de la suppression de nombreuses prestations aujourd’hui versées, un dispositif unique, simple à verser et totalement compréhensible, remplaçant le maquis des innombrables dispositifs de protection sociale existants. Seraient ainsi supprimé l’ensemble des sommes versées pour ne pas résoudre vraiment la question du chômage. Soit ce qu’on appelle les « dépenses passives », qui comprennent les prestations accordées aux chômeurs et les incitations au retrait d’activité, auxquelles il faut ajouter les « dépenses actives », qui sont l’ensemble des sommes consacrées à améliorer l’employabilité des salariés et à leur proposer un emploi : 76,5 milliards d’euros en 2006, soit 38 000 euros par chômeur recensé !
Seraient aussi supprimés les allocations familiales et l’ensemble des aides à la famille, qui représentent 58 milliards d’euros. Chaque ménage percevrait, en effet, la moitié de l’allocation universelle par enfant jusqu’à l’âge adulte, soit 375 euros par mois. C’est-à-dire bien plus que le montant des allocations familiales aujourd’hui versées (120 euros par mois au-delà de deux enfants). De la même manière seraient évidemment supprimées l’ensemble des bourses accordées aux lycéens et aux étudiants qui, à partir de l’âge de 18 ans, percevraient 750 euros par mois, soit bien plus que les bourses étudiantes les plus élevées, qui atteignent aujourd’hui 400 euros par mois. Seraient encore supprimées l’ensemble des aides au logement, dont le montant atteint aujourd’hui près de 15 milliards d’euros.
Seraient supprimés enfin les droits à la retraite, qui représentent à ce jour près de 180 milliards d’euros. Une véritable révolution dont il faut ici mesurer l’enjeu. Comme on l’a vu plus haut, notre système de retraite par répartition est condamné à la faillite dans la mesure où le ratio de dépendance démographique — qui désigne le nombre de personnes à l’âge de la retraite par rapport au nombre de personnes en âge de travailler — va quasiment atteindre 100 cotisants pour 80 retraités en 2050, alors qu’il était de 400 cotisants pour 100 retraités dans les années 1980 et de 1 500 cotisants pour 100 retraités au moment où il est entré dans la loi en 1945. En 2050, l’espérance de vie des hommes à 60 ans serait de 27,2 ans, contre 20,4 ans en 2000, et celle des femmes de 32,1 ans, contre 25,6 ans en 2000. A législation inchangée, chaque Français ayant travaillé toucherait quasiment autant en pension de retraite qu’en revenu d’activité. Un moindre mal s’il avait financé lui-même sa retraite. Un scandale s’il fallait faire peser cette charge sur les générations nées après 1970, qui seraient amenées à supporter la charge des retraites d’une génération qui a bénéficié de carrières longues et a laissé filer une dette dont les intérêts et le capital devront être remboursés par ceux qui « bénéficient » de contrats précaires et d’un avenir moins assuré.
En attribuant à chacun 750 euros par mois jusqu’à la mort, l’allocation universelle distribuée de la même manière à l’ouvrière qu’au cadre de la SNCF rétablirait totalement l’équité. Surtout lorsqu’on sait que cette ouvrière se voit aujourd’hui prélever près de 250 euros par mois sur sa rémunération totale pour payer la retraite de ceux qui vivront plus longtemps qu’elle et qui bénéficient de régimes spéciaux. Imaginons qu’elle place la même somme prélevée de son allocation universelle (250 euros) en placement sécurisé (à 4 %) pendant quarante ans. Au terme de ces quarante années, elle disposerait d’un capital d’un peu moins de 300 000 euros, dont le rendement à 4 % (soit 1 000 euros par mois) s’ajouterait à son allocation universelle de 750 euros. Un doublement de sa retraite actuelle ! Une arithmétique simple qui tend à démontrer — c’était le but de l’utopie ici proposée — que l’allocation universelle permet d’améliorer surtout le sort des pauvres tout en les incitant à travailler pour épargner une partie du « revenu garanti » qui leur serait distribué. Une arithmétique qui cherche surtout à prouver qu’un système de capitalisation couplé avec un revenu garanti est bien plus équitable que le régime actuel de répartition qui permet avant tout aux Français les plus protégés de faire financer leur retraite et leur santé par les plus défavorisés.
Dans ce nouveau système serait maintenu le remboursement des dépenses de santé, qui ont atteint 160 milliards d’euros en 2007, et qui resteraient à la charge de la solidarité nationale. Au total, à périmètre inchangé, les dépenses de protection sociale se monteraient ainsi à 670 milliards d’euros, 16 % de plus qu’aujourd’hui, sans même prendre en compte l’économie que représenteraient la suppression des bureaucraties tatillonnes fort budgétivores et les gaspillages des sommes qui sont distribuées à tous alors que certains n’en ont nul besoin. Sans même prendre en compte le surcroît de recettes que représenterait la TVA sur la consommation supplémentaire des ménages bénéficiaires, qu’on peut grossièrement chiffrer à un peu moins de 100 milliards d’euros.
En somme, distribuer à chaque Français un revenu garanti pendant toute la vie ne coûterait pas beaucoup plus au budget de l’État-providence que le système actuel qui a réussi l’exploit de dépenser autant pour faire de la France le pays où le sentiment d’insécurité est le plus élevé. Bien loin d’être une méthode grossière et utopique de lutte contre la pauvreté, l’allocation universelle, dont le coût de distribution est négligeable au regard des dispositifs actuels, apparaît donc comme un moyen d’atteindre toutes les personnes pauvres à moindre coût.
Aurait-on pour autant résolu le problème des relations troubles entre les Français et l’argent ? Rien n’est moins sûr, sauf qu’à dépense égale, le pari en vaut certainement la peine. En garantissant tout d’abord qu’un emploi, même faiblement rémunéré, ne supprimerait pas l’allocation de base, elle conforterait, bien mieux qu’aujourd’hui, l’idée que le travail « paie ». Versée automatiquement à chacun, sans égard pour sa situation familiale et ses ressources, l’allocation universelle revaloriserait en effet paradoxalement le travail. Certes, pour ses adversaires, elle pourrait encourager la multiplication d’emplois peu rémunérés. Reste que ces derniers ne trouveraient preneurs que s’ils sont suffisamment enrichissants, formateurs ou susceptibles d’ouvrir des perspectives de carrière. A l’inverse, il est vrai, les emplois repoussants et sans perspectives ne seraient pas favorisés. Faut-il s’en désoler ?
En offrant par ailleurs un revenu garanti sur lequel s’appuyer, l’allocation universelle faciliterait les va-et-vient, tout au long de l’existence, entre les plages de travail, les activités familiales et les moments de formation. En offrant une véritable bourse à tous les étudiants, en sécurisant un budget de consommation minimale, elle rendrait en effet plus facile pour tous le fait de ralentir ou d’interrompre des activités professionnelles afin de faire face à des obligations familiales, d’acquérir une formation complémentaire ou de se réorienter. Avec bien plus d’efficacité que la formation professionnelle qui engloutit aujourd’hui 24 milliards d’euros pour satisfaire la demande de ceux qui n’en ont pas réellement besoin. Loin de décourager l’envie de travailler qui est surtout liée, aujourd’hui, aux faibles perspectives d’ascension sociale qu’offre une société fort peu solidaire, l’allocation universelle serait au contraire susceptible de marier ce qui paraît pour l’instant incompatible : une sécurité indispensable et une flexibilité accrue du travail. Un bénéfice dont les femmes, qui subissent aujourd’hui plus que les autres salariés le temps partiel et les interruptions de carrière, sortiraient massivement gagnantes.
Enfin, en nourrissant une forme de patriotisme renouvelé autour d’un tel projet national de solidarité, cette allocation faciliterait l’intégration plus efficace de populations immigrées qui ne pourraient en jouir qu’en devenant citoyens français et qu’en adhérant aux valeurs d’une nation aussi exemplaire. Une véritable rupture par rapport aux allocations et subventions multiples distribuées sans conditionnalité et qui ne font qu’entretenir de vastes poches de personnes difficilement intégrables dans le système productif et souvent radicalement hostiles aux valeurs de la patrie qui les héberge et les nourrit.
A tous ceux qui pensent que cette allocation universelle est un fantasme d’excentrique, rappelons que peu de monde, à l’époque de Guizot, acceptait l’utopie du suffrage universel, les uns parce qu’ils le croyaient révolutionnaire, les autres parce qu’ils considéraient, comme les Constituants de 1789, que seul un homme riche pouvait avoir une opinion indépendante et que seule la richesse assurait un vote sincère et libre. N’oublions pas toutefois que la Déclaration d’indépendance américaine s’ouvrait en 1776 par ces mots : « Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux, ils sont dotés par leur créateur de certains droits inaliénables au nombre desquels figurent la liberté, la vie et la poursuite du bonheur ; les gouvernements sont institués parmi les hommes pour garantir ces droits et ils tirent leurs justes pouvoirs du consentement des gouvernés.»
Mettre en place demain ce droit inaliénable à la vie pour tous les jeunes Français qui naissent et pour tous les jeunes Français qui atteignent l’âge de 18 ans coûterait aux finances publiques 11 milliards d’euros la première année, desquels il faudrait défalquer les allocations familiales et les bourses étudiantes. Une telle somme, qui représente moins de 1 % des dépenses publiques, n’est-elle pas un pari sur l’avenir moins risqué que le financement d’un Revenu de solidarité active qui peine à répondre aux situations de pauvreté ?
C’est bien le paradoxe de cette allocation qui renvoie à la question d’un droit au revenu, c’est-à-dire d’un droit à la vie. Prestation destinée à libérer l’individu de la pression marchande, elle se présente aussi comme l’incontournable auxiliaire du marché en permettant aux plus pauvres d’accéder aux « choses » livrées sur le marché. Prestation accordée sans condition, elle implique le démantèlement de tous les secours et contrôles étatiques. Prestation accordée à tous, elle satisfait en partie l’idéal communiste qui est de permettre à chacun de vivre en partie « selon ses besoins ». A condition toutefois que chacun reconnaisse en même temps que c’est le progrès historiquement réalisé par les logiques du marché qui permettrait son instauration. Une voie libérale vers le communisme, en somme !
Extrait de « L’argent des Français », Chapitre 32