A quoi servent les syndicats sous le socialisme ? Est-ce une simple courroie de transmission, aux ordres du parti, militarisée, comme le souhaite Trotsky ? Lénine pense qu’il y a des contradictions entre les travailleurs et leur État. La nature de l’État lui-même fait débat.
Le livre de Bettelheim « Les luttes de classes en URSS » (Seuil, Maspéro) présente bien le débat.
Au cours des mois qui précédèrent le Xe congrès du Parti bolchévik, on assiste à une immense bataille politique. Un des premiers épisodes de cette bataille a lieu les 8 et 9 novembre 1920 à l’occasion de la réunion de la fraction bolchevique de la Ve Conférence des syndicats et d’une réunion du Comité central.
Trotsky affirme qu’il est nécessaire de continuer à mettre en œuvre les mesures qui avaient été adoptées pendant la guerre civile et même de les
amplifier, ceci bien qu’il se soit agi de mesures exceptionnelles. Il défend le point de vue selon lequel l’État soviétique doit pouvoir écarter de leurs fonctions, par simple décision prise
d’en-haut, les dirigeants syndicaux qui n’ont pas les mêmes conceptions que la majorité du Comité central sur les problèmes de la discipline et des salaires. Il se prononce donc pour une
« étatisation des syndicats » destinée à faire de ceux-ci un instrument d’accroissement de la production et de la productivité du travail. Aussi demande-t-il que soit
réaffirmé le droit de remplacer par d’autres les dirigeants syndicaux qui n’admettent pas que le rôle des syndicats est de servir la production.
Le 8 novembre 1920, Trotsky se heurte à Lénine qui rappelle le caractère exceptionnel adopté par le IXe congrès et la nécessité de tenir compte
des caractéristiques nouvelles de la situation (qui n’est pas dominée par les urgences militaires). Le point de vue de Lénine l’emporte, mais de justesse...
La bataille de l’hiver 1920-1921 fournit l’occasion à Lénine de dénoncer les stéréotypes dogmatiques dont Trotsky et Boukharine font alors usage
pour « justifier » leurs positions. Lénine rompt ainsi ouvertement avec une problématique qui n’est pas seulement celle de Trotsky et de Boukharine, mais qui avait été
implicitement celle de la quasi-totalité du parti, à savoir : la problématique qui identifie l’État soviétique à un « État ouvrier » alors que la nature de l’État
soviétique est hautement complexe (1). La nature de cet État oblige les ouvriers à disposer d’organisations propres, suffisamment indépendantes du parti exerçant le pouvoir pour être en mesure
de se « défendre...contre leur État ».
Environ un an plus tard, Lénine reviendra encore sur ce problème au Comité central du 12 janvier 1922, dans une résolution, d’ailleurs adoptée à
l’unanimité, sur Le rôle et les tâches des syndicats dans les conditions de la nouvelle politique économique. Dans cette résolution, Lénine souligne qu’il peut exister des
« oppositions d’intérêts » entre la classe ouvrière et l’État soviétique et que la « lutte gréviste » peut être justifiée par la nécessité où se trouvent
les travailleurs de combattre les déformations bureaucratiques et les survivances du passé capitaliste.
La lutte de Lénine contre les positions de Trotsky et de Boukharine (et de quelques autres dirigeants du parti bolchevique) a une signification
considérable. Elle révèle en effet que les divergences entre Lénine et ces deux membres du Bureau Politique tiennent à leurs « désaccords sur les méthodes d’aborder les masses, de
gagner les masses, de réaliser la liaison avec les masses »(Lénine).
La discussion fait apparaître des divergences plus profondes encore, qui touchent au fond même de la question de la dictature du prolétariat,
Trotsky et Boukharine concevant l’État soviétique de façon faussement abstraite comme étant, en quelque sorte, la « pure expression » de la dictature prolétarienne, alors que
Lénine s’efforce de mettre au jour la double nature de l’État soviétique, « État ouvrier » (prolétarien) et « État bourgeois ou petit-bourgeois » par
nombre de ses traits : par sa dépendance à l’égard des administrateurs, techniciens et spécialistes bourgeois et par les rapports politiques qui caractérisent très largement ses appareils
administratifs. Lénine n’hésite pas à ajouter qu’il faudra « quinze ou vingt ans, et encore... », avant que l ’État soviétique ait droit au titre d’ « État
ouvrier », à condition évidemment que disparaissent les traits qui, en 1921, lui interdisent tout droit à un tel titre.
La discussion permet à Lénine de rappeler que le problème fondamental de la dictature du prolétariat est celui de la lutte pour la consolidation
du pouvoir (donc la lutte pour gagner les masses) et non, comme le soutient Trotsky, la lutte pour la production. Dans la brochure « A nouveau sur les syndicats », Lénine formule
cette remarque dont la signification déborde largement la polémique d’alors :
« Trotsky et Boukharine présentent les choses de la sorte : voyez-vous, nous nous préoccupons de l’essor de la production, et vous
uniquement de la démocratie formelle. Cette image est fausse, car la question se pose (et, pour parler en marxiste, peut se poser) seulement ainsi : sans une position politique juste, une
classe donnée ne peut pas non plus s’acquitter de sa tâche dans la production ».
Valentin dans
Lénine contre les conceptions de Trotsky et de Boukharine
Source: http://www.vp-partisan.org/article716.html
(1)Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky, dans Lénine, OC, tome 32, p. 11, notamment p. 16-17.