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Yves Lacoste expert en géopolitique nous délivre sa vision des conflits de ce début XXIème siècle

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De la décolonisation au conflit syrien, du Printemps arabe à la mairie de Brignoles, le père de la géopolitique (en France) passe au crible mutations politiques et grandes bascules historiques Une affaire de “luttes d’influences sur un territoire donné”.


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Tel est, selon Yves Lacoste, géographe de formation et père de la géopolitique (crée en Allemagne) en France, le principal ingrédient de la géopolitique, cette science complexe qui marie données géographiques et faits historiques dont, depuis toujours, il étudie les effets et décrypte les manifestations.

 

De ses origines nazies à ses expressions les plus récentes – qu’il s’agisse de l’explosion du Printemps arabe, de l’enlisement du conflit syrien, des tensions liées à l’immigration ou encore de la montée du FN... – il dresse l’historique de ce concept sans lequel, il en est convaincu, on ne saurait comprendre l’origine et, donc, le fondement des tensions actuelles. Ceci, quelle que soit la nature du territoire sur lequel elles s’exercent – pays, région, ville ou simple quartier... – et quelle que soit la forme qu’elles revêtent – conflit armé, lutte de personnes ou éléments de langage. Autant de nuances qui, répète-t-il, ne changent rien au fait “qu’il s’agit bien de rivalités de pouvoir qui s’exercent sur un espace donné”. Et par conséquent, “d’une même logique géopolitique”. De celles qui permettent à des événements passés d’imprégner un territoire suffisamment profondément pour, des années plus tard, justifier une guerre. De celles qui, Yves Lacoste le répète, permettent de décrypter le présent. Lorsqu’en 1976 j’ai écrit ce petit livre qui a fait scandale, La géographie ça sert d’abord à faire la guerre, je n’y parlais pas de géopolitique. D’ailleurs, à cette époque, personne ne parlait de géopolitique. Tout simplement parce que le terme était considéré comme nazi. Le mot était proscrit du langage public depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale car les premiers à l’utiliser avaient été les géographes allemands. Dès 1933, Hitler s’est employé à tirer parti des connaissances de l’école de géographie allemande – qui est la première école géographique universitaire au monde à partir du XIXe siècle – en politisant son contenu, d’où le terme de géopolitique. Toute la logique consiste alors à utiliser des lois scientifiques, notamment les idées de Darwin sur l’évolution supposée inégale des espèces, pour servir une approche ultra- raciste. C’est ainsi que les nazis vont appliquer ces préceptes dits “scientifiques” à l’espèce humaine, afin d’être en mesure d’affirmer qu’il existe des races supérieures et des races inférieures puis, à la géographie, en arguant du fait que, pour s’étendre et ainsi, assurer les progrès de l’humanité, la race supérieure – celle des Allemands – doit “nettoyer” certains territoires occupés par des races inférieures – les Juifs, les Polonais, les Russes... C’est cela, la géopolitique de l’époque : un mélange de stratégie militaire et d’expansion territoriale sur fond de justification prétendument scientifique. Il va sans dire que ces conceptions, dès la défaite allemande de 1945, ont été absolument proscrites.


Khmers rouges et ayatollah Khomeiny

Le concept de géopolitique n’a plus été utilisé jusqu’à ce qu’en 1979, le patron du journal le Monde, André Fontaine, qui avait le souvenir de la géopolitique hitlérienne, y ait recours pour qualifier et condamner la guerre soudaine entre le Cambodge et le Vietnam. Autrement dit, entre deux Etats communistes ce qui, pour l’opinion, était inimaginable. Les Khmers rouges avaient attaqué les premiers pour récupérer un territoire qui, autrefois, appartenait au grand empire khmer cambodgien. Le fait que le conflit soit motivé non pas par des principes marxistes mais qu’il se résume à une dispute de territoire justifiait donc, selon lui, le terme de géopolitique. Peu après, les Américains, devant l’arrivée de Khomeiny à Téhéran, décident à la stupéfaction générale de quitter précipitamment l’Iran qui était pourtant une de leurs positions stratégiques et, là encore, des journalistes osent parler de “changement géopolitique”. Tout comme lorsque l’Armée rouge, toujours en 1979, envahit l’Afghanistan. Dès lors le terme devient acceptable, comme si plus personne ne se souvenait de ses origines. Et l’opinion commence à s’y intéresser.


La géopolitique
Beaucoup de personnes, tout comme moi d’ailleurs, avaient trouvé la géographie telle qu’elle leur avait été enseignée au lycée emmerdante. Mais avec la géopolitique, les gens découvrent autre chose. Un rapprochement histoire et géographie qui leur fournit un véritable outil de compréhension du présent. Et cet outil commence à passionner. Car faire de la géopolitique, c’est marier des connaissances géographiques à des faits historiques ; c’est rapprocher deux types de données pour obtenir une vision d’ensemble ; pour saisir un contexte dans son intégralité et, avec lui, les enjeux qui y sont rattachés. Pour cela les deux disciplines sont indissociables. On ne peut faire de géopolitique sans tenir compte de l’historique du territoire concerné, des événements qui l’ont façonné : conflits armés, problématiques d’appartenance, tensions politiques, religieuses, ethniques, etc., pour comprendre pourquoi, des décennies plus tard, tel chef d’Etat, telle nation ou tel clan revendique ce territoire. La réponse peut être parce qu’autrefois, ses ancêtres en avaient la maîtrise, parce qu’on y parle la même langue, parce que par le passé il était majoritairement de telle ethnie ou de telle autre, etc. Voilà pourquoi la géographie et la géopolitique sont des outils à faire la guerre.


Luttes d’influence et conquête de territoires
Pour moi la géopolitique est tout ce qui a rapport à des rivalités de pouvoir. Toutes sortes de pouvoirs, et pas uniquement celui d’Etats sur un territoire donné. On va ainsi parler de géopolitique en ce qui concerne la domination ou l’influence d’un parti politique sur un quartier, une ville, historiquement de gauche, ou de droite... Qu’on cherche à conquérir ce territoire par les armes ou par des éléments de langage relève d’une même logique géopolitique, puisqu’il s’agit bien de rivalités de pouvoir qui s’exercent sur un espace donné. Et encore une fois, les rivalités de pouvoir peuvent prendre bien d’autres expressions que celle du conflit armé. Ainsi, le fait que le FN remporte les élections à Brignoles qui était depuis très longtemps une municipalité communiste, c’est de la géopolitique. C’est un basculement d’influence sur un territoire considéré comme stratégique. Si le FN remportait une élection dans des quartiers votant traditionnellement à droite, on dirait c’est une mutation. Dans le cas présent, lorsque des quartiers populaires tout entiers vont, dans une ville traditionnellement de gauche, voter FN, c’est un basculement géopolitique. De la conquête pure et simple de territoire.


La crise égyptienne
La crise actuelle en Egypte constitue un parfait exemple de géopolitique. Pour la comprendre et en saisir les origines, il faut remonter à 1928, date à laquelle les Frères musulmans s’implantent en Egypte après avoir été contraints de quitter la Turquie. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, celle-ci, qui était dirigée par le sultan, appuyé sur des chefs religieux, les mollahs, s’apprête à être littéralement dépecée par les vainqueurs de la guerre, la France et l’Angleterre, lorsqu’un jeune général, Mustafa Kemal, renverse le pouvoir dusultan,chasse

les chefs religieux, interdit l’utilisation de l’alphabet arabe et impose celle de l’alphabet latin et place le pays en rupture avec le monde arabe. C’est dans ce contexte que les muftis d’Istanbul quittent le pays pour se réfugier au Caire. Une fois là-bas, ils s’emploient à dénigrer le progrès et l’occidentalisation de la société prônés par Mustafa Kemal et, alors même que l’Egypte se trouve en pleine modernisation, ils entraînent une partie de sa population en arrière. Depuis, dans la société jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, ils cherchent à imposer leur conservatisme religieux. Déjà, sous Nasser, ils avaient essayé de diriger le pays à sa place et s’étaient fait emprisonner pour cela. Mais cette lutte d’influence religieuse et politique sur l’Egypte vient de leur départ forcé de Turquie, il y a près d’un siècle, et du fait que depuis les années 50, les Frères musulmans sont tolérés en Egypte où existe un fort sentiment religieux.

Le Printemps arabe
Je n’ai jamais adhéré à l’expression de Printemps arabe ni à l’enthousiasme collectif qu’il a suscité en Europe, chacun semblant convaincu qu’il allait instantanément déboucher sur une démocratie. Il m’est tout de suite apparu que ce serait nettement plus compliqué... La Syrie est le troisième Etat où se déclenche le Printemps arabe mais, à la grande différence de la Tunisie et de l’Egypte où les révoltes ont d’abord éclaté, l’appareil d’Etat y est laïc. Tout comme il l’était déjà à l’époque du père de Bachar el-Assad : Hafez el-Assad. Certes celui-ci faisait partie de la communauté chiite des Alawites mais, à l’époque et jusqu’à sa mort, on l’a appelé le Bismarck oriental, son idée étant de réunir, au moins au Moyen-Orient, les Etats arabes. Aujourd’hui on dit “c’était un monstre” mais on oublie que son régime n’était pas celui d’un persécuteur, pas plus d’ailleurs que celui de son fils avant que n’éclate le conflit actuel. Ce qui est très grave dans le cas de la Syrie, c’est que l’on transforme la réalité de ce qui était un pouvoir laïc. Ferme, certes, mais laïc. Et on le fait sous l’influence du Printemps arabe.


Le conflit syrien
Les premières manifestations n’allaient pas plus loin qu’un simple mouvement de protestation contre le pouvoir en place mais il s’est produit un événement qui a tout fait basculer : la police a tiré sur la foule. Cela a eu pour effet de durcir la contestation. A ce moment-là, Bachar aurait dû condamner le dérapage, jouer l’apaisement, mais il ne l’a pas fait, craignant que cela n’envoie un signal positif aux émeutiers. C’est à partir de là qu’a émergé une opposition non- chiite, redécouvrant que, par le passé, les chiites avaient opprimé les sunnites et usant de cet argument pour appeler au départ de Bachar-el-Assad. Jusque-là, les deux communautés vivaient très bien ensemble, il existait un véritable équilibre dans la société. Et on a réécrit le passé en affirmant que, sous le père de Bachar, c’était le pouvoir des alawites, ce qui est faux : le ministre de la Défense, le chef des armées syriennes, pendant tout le règne d’Affez el- Assad était un sunnite ! Tout cela montre qu’on a voulu calquer un schéma sur la Syrie, celui du Printemps arabe né d’une volonté populaire de renverser un despote. On a voulu donner aux manifestations des premiers temps la même signification que celles survenues en Tunisie et en Egypte alors qu’elles n’avaient rien à voir. En Tunisie et en Egypte, il s’agissait de manifestations que l’armée avait applaudies, en opposition contre l’oppresseur. En Syrie, le point de départ n’était pas du tout de cette ampleur et surtout, le contexte était tout à fait différent. La responsabilité de Bachar, dans le démarrage des émeutes, c’est d’avoir laissé les choses s’envenimer. Là-dessus, la presse internationale, célébrant la propagation du Printemps arabe, sans distinction de contexte ni de motif, a fait enfler l’opposition.


Les salafistes
Le drame est ensuite venu de l’intervention des salafistes de toute la planète dans le conflit syrien, laquelle a eu pour effet d’ajouter une force de contestation supplémentaire aux tensions déjà existantes et de considérablement complexifier les choses. Si bien qu’aujourd’hui, on assiste à une guerre acharnée entre djihadistes et armée de Bachar et à uneautre, tout aussi

 acharnée, entre le mouvement de rébellion plus ou moins laïc et cette même armée. Au point que lorsqu’on parle de fournir des armes aux rebelles, on court le risque d’armer des salafistes. Du point de vue géopolitique on a bien trois pouvoirs, celui que l’on va sommairement définir comme alawite de l’appareil d’Etat, celui d’une opposition sunnite qui est celle des classes moyennes et celui des salafistes et des djihadistes qui s’est greffé sur le premier mouvement d’opposition et qui, aujourd’hui, rejette absolument les projets que celle- ci a présenté à l’Union européenne d’un pouvoir démocratique associant la minorité chrétienne aux musulmans, etc. Résultat, les combats se situent maintenant entre cette opposition modérée sunnite et les djihadistes qui entendent bien être les seuls vainqueurs de Bachar. Si bien qu’en termes d’équation géopolitique, on est face à trois influences en lutte pour la conquête d’un même territoire.


La décolonisation
La France est une terre d’immigration depuis le milieu du XIXe siècle mais c’est la décision prise, à la fin du XIXe siècle, de donner de façon automatique et systématique la nationalité française à tous les enfants d’immigrés nés en France qui va être décisive dans ce domaine. A l’époque, ce qui peut passer pour une avancée sociale n’est évidemment rien d’autre qu’une décision prise à la demande de l’Etat-Major dont la principale motivation consiste à voir les garçons faire le service militaire et qui s’inquiète de voir la croissance démographique de la France reculer alors que celle de l’Allemagne ne cesse de croître. Survient ensuite un phénomène majeur sur le plan européen : à la fin de la Seconde Guerre mondiale il apparaît clairement que le système colonial touche à sa fin. En 1946, les Anglais décident l’indépendance de l’Inde, ce qui ne suscite aucune opposition particulière sur le plan national principalement parce que les fonctionnaires anglais de la grande Compagnie des Indes ne pouvaient rester en Inde à la retraite, mais qui va avoir pour effet quasi immédiat de susciter un afflux de migrants venus d’Inde, principalement des classes moyennes et aisées, vers l’Angleterre, laquelle va leur accorder les mêmes droits qu’aux citoyens britanniques. En France, la fin de la domination coloniale sera beaucoup plus chaotique, notamment, c’est bien connu, en ce qui concerne l’Algérie.


L’immigration
Lorsque les Algériens commencent à venir en France, il s’agit essentiellement de kabyles, des montagnards qui, en France, font un travail de plus en plus rude. Et rapidement le gouvernement français va se trouver confronté à un problème ; lui qui a pour objectif d’intégrer ces gens qui, désormais, font partie de la République française – si ce n’est qu’ils ne votent pas... – veut qu’ils apprennent à lire et à écrire en français mais se heurte à l’opposition des colons et des Européens d’Algérie qui, eux, y sont radicalement opposés. Cela s’explique principalement par le fait que les Européens d’Algérie ont perdu une grande partie de leurs ressources avec la crise de surproduction du vin et qu’ils craignent que des Algériens vivant en France et parlant et écrivant le français les concurrencent sur le marché de l’emploi. C’est ainsi qu’on arrive à une situation absurde où les Arabes vivant en France ne peuvent ni voter ni apprendre à lire et à écrire. Les seuls à le faire sont les kabyles qui sont la partie la plus francisée de la population algérienne. Survient alors la guerre d’Algérie qui aura cet effet ahurissant, compte tenu des atrocités perpétrées durant cette période, de provoquer un afflux d’immigrés algériens en France. Et vous avez ce paradoxe de gens qui ont combattu l’armée française pendant la guerre et qui, dans la foulée, arrivent en France, s’y installent et y restent. L’immigration des populations algériennes en France commence donc sur ce paradoxe, dans dans une situation qui va encore se complexifier dès lors que survient la révolution iranienne.


La montée des intégrismes
La révolution iranienne aura pour effet de permettre au mouvement salafiste de s’étendre, avec des répercussions extrêmement fortes sur l’immigration qui, au début, n’est pourtant pas du tout portée sur le conservatisme religieux.

A cela s’ajoutent les tensions entre la Palestine et Israël – les musulmans qui vivent en France, surtout les jeunes, prenant alors fait et cause pour les Palestiniens et manifestant dans les rues françaises contre la police israélienne – et, le fait que, lorsque la guerre civile algérienne s’achève sur une amnistie, certains imams salafistes profitent du fait que la France soit un pays de liberté d’expression pour venir y prêcher la fin de la tolérance, la monté de l’intégrisme religieux, etc. Tous ces éléments disparates et néanmoins connectés vont créer un engrenage et produire un faisceau d’influences qui va profondément modifier le climat au sein des populations immigrées ; jusqu’à générer des tensions qui seront encore accentuées lorsqu’émergera dès les années 80, dans les classes aisées, les milieux intellectuels, les enseignants, etc., une tendance à l’hyper- condamnation nationale des années de colonisation et, avec elle, une propension à faire de la France un pays oppresseur. Représentation que beaucoup d’enfants d’immigrés, nés Français, adopteront par la suite, contribuant ainsi au climat de tension que l’on sait. Ce glissement a des causes géopolitiques : il s’explique par des événements et des courants extérieurs et s’inscrit, encore une fois, dans une logique de luttes de territoire qui, au final, contribuent à expliquer la progression du FN auprès des électeurs français.


Bio express - Spécialiste de terrain
Né au Maroc il y a 84 ans, Yves Lacoste débute sa carrière au début des années 50 en Algérie – après un doctorat et une agrégation de géographie obtenus en France – en qualité de professeur de géographie au lycée d’Alger. Militant engagé dans la lutte pour l’indépendance algérienne, il y reste jusqu’en 1955. De retour en France il poursuit sa carrière de professeur à l’université Paris VIII et crée, en 1968, la revue Hérodote, “la première revue géographe baptisée du nom du premier géographe-historien qui, il y a 25 siècles, avait prédit une offensive de l’empire perse sur Athènes en s’appuyant sur le passé historique de cet empire, explique-t-il. Autrement dit en se livrant à une véritable analyse géopolitique”. En 1989 il fonde le Centre de recherche et d’analyse de géopolitique – rebaptisé depuis l’Institut français de géopolitique- et, en parallèle de sa carrière de professeur de géopolitique et de membre du comité scientifique de plusieurs revues, dont Géo-économie, il écrit de nombreux livres dont le très célèbre et à l’époque très polémique La géographie ça sert, d’abord, à faire la guerre, paru en 1976, un Dictionnaire géopolitique des Etats en 1994 et, il y a trois ans, La question post-coloniale, une analyse géopolitique.

 

Yves Lacoste : La géopolitique, ça sertencore “à faire la guerre”

Source, journal ou site Internet : Le nouvel économiste

Date : 7 janvier 2014


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