La semaine dernière, on apprenait que la France allait opter pour un délit de recours à la prostitution. En clair : les clients de prostituées, considérés comme auteurs de violences, pourraient être sanctionnés. Pour la philosophe Laura-Maï Gaveriaux, la position de la ministre des Droits des femmes à ce sujet est moralisatrice, cynique et politicienne. Explications.
Je vais commencer par le dire sans détours : je commence à être profondément excédée par notre ministre des Droits des femmes, et à peu près tout ce qui sort de son cabinet. Quoi d’étonnant à cela, puisque ceux qui le composent sont issus de la branche du féminisme français qui est celle avec laquelle je suis le plus en désaccord intellectuellement.
Je me suis d’ailleurs souvent demandée si le désaccord était vraiment intellectuel, tant certaines de leurs productions semblent vides de toute réflexion proprement théorique et conceptuelle, à l’heure où il est de bon ton de se joindre aux anathèmes anti-intellectuels (cf. "Arrêtez de parler, agissez !", "Trop de mots compliqués, vous êtes prétentieuse !", "Élitiste, universitaire parisienne !" et j’en passe – très bref florilège du genre de choses que l’on me jette à la figure à chaque fois que j’essaye de développer un peu de raisonnement au-delà des 140 signes devenus conventionnels).
Opportunité politicienne d'asseoir une carrière
Outre le projet de loi pour l’égalité des hommes et des femmes présenté le 16 septembre au Sénat (comme si d’ailleurs elle inventait le concept), brassage de vent politiquement correct sans réelle assise idéologique, ce retentissant projet de pénalisation des clients de la prostitution, ambitieux fiasco éthique, politique et intellectuel, mené tambour battant par une des ces parlementaires qui rêvent de voir leur nom inscrit au Panthéon des passionarias de la cause des femmes, j’ai nommé Maud Olivier.
"L’abolition de la prostitution", rêve du féminisme socialiste de la décennie 2010, et surtout belle opportunité politicienne d'asseoir une carrière, parce que, disons-le sans fioriture, c’est de cela qu’il s’agit. La mode serait à l’interdiction du lait dans le café du matin, que Mme Najat Vallaud-Belkacem se serait jetée dessus, plébiscitée par sa suite courtisane.
J’ai tellement déjà écrit, en philosophe, sur l’absurdité du projet, que j’ai l’impression de réécrire chaque fois le même article. Je vais tenter de schématiser les termes de la discussion, encore une fois, sans pour autant m’imaginer que mes adversaires me liront en toute bonne foi… Ce serait bien une première !
Léo Ferré parle de la gauche, des politiques, des artistes et de ces gens qui se disent de gauche.
Extraits:
"La gauche c'est une salle d'attente pour le fascisme."
"Vous connaissez un artiste de gauche ?"
"Ces gens qui se disent de gauche, c'est ce qui tue ce pays."
"Je ne vois plus de journalistes de ma vie, c'est fini, ils font trop de mal...ils racontent des conneries...Méchants !"
CV: A bout portant 1971
Amalgame entre prostitution et esclavage sexuel
Ce gens, qui se nomment eux-mêmes les abolitionnistes, font un amalgame entre prostitution et esclavage sexuel. Outre que c’est juridiquement absurde, les implications relatives à la conception de la femme sont, d’un point de vue éthique, dévastatrices. Il y a d’une part une pratique, la prostitution, et, de l’autre, un crime, forcer une femme à se prostituer.
Contre-argument : on ne peut jamais choisir volontairement la prostitution, on se trompe en croyant être libre.
Réponse : je ne me risquerai pas à proposer un cours sur les notions de choix volontaire et de libre-arbitre à Mme Vallaud-Belkacem, même si cela serait vraiment salutaire, mais je lui ferai remarquer qu’il y a tout de même quelque chose de savoureux dans la démarche d’une personne prétendant à l’égalité des hommes et des femmes de partir du principe qu’une femme est nécessairement incapable de faire des choix pour elle-même, dans l’absolu.
Une femme, je le rappelle, a la même capacité de réflexion que les hommes ; une femme pauvre a les mêmes capacité de réflexion que Mme la Ministre dans ses jolis chemisiers en soie ; une immigrée clandestine a les mêmes capacités de réflexion que nos illustres représentantes du peuple déambulant dans les couloirs feutrés de l’Assemblée nationale.
Pour ma part, je respecte la pute qui complète son RSA en taillant trois pipes derrière le camion, et qui préfère ça au fait d’aller passer des briques de lait à la caisse d’un supermarché… Je respecte toutes les putes en fait et, pour cela, je pars du principe qu’elles ne sont pas plus stupides que moi, avec mes huit années d’études supérieures, et qu’elles sont donc capables de faire des choix libres et réfléchis quant à l’usage de leur corps.
Faut-il interdire la sexualité pour lutter contre le viol ?
Contre-attaque des "abolitionnistes" : il y a des réseaux criminels et les femmes qu’ils exploitent ne sont pas libres de se prostituer.
Réponse : oui, c’est vrai, mais cela n’est pas la prostitution. Cela, c’est l’esclavage sexuel, c’est un crime, et c’est à la justice et à la police de s’y attaquer. Les outils, d’ailleurs, existent déjà. Mais c’est vrai que de l’accepter signifierait aussi, pour Mme Vallaud-Belkacem, de ne pas aller parader à l’Assemblée en espérant avoir une loi à son nom… Such a shame, comme disent les ados !
Pour compléter l’argument je rappelle qu’il existe l’acte sexuel, il est de droit consenti. Et puis, certaines personnes sont des criminels qui commettent des viols. Faut-il interdire la sexualité pour lutter contre le viol ? Bref, ce schéma de raisonnement est absurde.
Contre-attaque : dans les faits, notre loi sera pédagogique, nous savons que nous n’éradiquerons pas la prostitution, mais nous donnerons des armes aux prostituées qui pourront menacer leur client de le dénoncer, si celui-ci exige des actes sexuels non consentis par exemple.
Réponse : ben voyons, on imagine la scène en effet, d’une prostituée face à ce qui semble être un individu peu respectueux de l’être humain d’emblée… Alors que sera la réaction de cet individu (qui peut inscrire la violence dans son schéma relationnel en exigeant un acte sexuel auquel ne consent pas la prostituée), lorsqu’elle en viendra à la menace de dénonciation, là, dans une rue sordide (puisqu’on les repousse toujours plus loin des centres-ville), derrière un camion ? Un bon petit tabassage en règle et hop, on file, ni vu ni connu. Bravo Mme la Ministre, votre pragmatisme est sans limite.
L'État n'a pas à statuer sur la valeur morale de la prostitution
Faut-il le rappeler, la sexualité est l’affaire de chacun, ce que je fais de mon corps ne regarde que moi dans un État de droit moderne et démocratique. Si je décide de me prostituer pour gagner ma vie, je ne vois pas au nom de quoi ces élues bien respectables, bien propres sur elles, qui captent certes fort bien la lumière des projecteurs sur les plateaux télé, seraient plus légitimes que moi à décider pour moi. Pas plus que ne le serait un homme violent qui voudrait me forcer à faire la pute pour alimenter son réseau mafieux.
Ce qu’il faut garantir, c’est la liberté pour chaque individu de faire des choix pour lui-même et de les mettre en œuvre. Lutter contre les crimes de l’esclavage sexuels oui, statuer sur la valeur morale de la prostitution, ce n’est pas le rôle de l’État. Pourquoi, d’ailleurs, me demanderont certains ? Parce que dans un État de droit moderne et démocratique, les individus sont libres d’adhérer au système de valeurs de leur choix (d’où la laïcité, par ailleurs). En termes philosophiques : l’État doit être neutre à l’égard des conceptions du bien.
Le mouvement qu’est en train d’imprimer Mme Vallaud-Belkacem, c’est qu’il y a certaines conceptions du bien, et que nous devons nous y tenir, même si nous ne sommes pas d’accord avec elles. Et elle imprime ce mouvement à l’un des domaines les plus intimes de l’existence humaine : la sexualité. Il y a la bonne sexualité, bien bourgeoise, bien propre sur elle, institutionnalisée. Et il y a les déviants : les clients (les putes étant, elles, de pauvres victimes, probablement un peu débiles, et sinon, malsaines).
Projet de loi cynique et tapage médiatique
Mais ça, c’est juste un dommage collatéral du carriérisme. En fait, ce rapport n’est là que pour nourrir les ambitions politiques de quelques femmes, qui sont devenues féministes parce que c’était sûrement le créneau le plus facile à occuper pour elles. Après tout, nous sommes bien à égalité avec les hommes face au pouvoir, j’en suis certaine. Le cynisme politique n’est pas un monopole masculin.
Ce qui me permet de dire que ce projet de loi est cynique, c’est la lecture bien attentive du rapport remis par Mme Maud Olivier la semaine dernière. D’ailleurs, c’est bien simple, on m’avait demandé d’écrire ce billet pour le jour même, il m’a fallu presque une semaine, parce que je voulais éplucher ce rapport, avant d’écrire dessus.
Et, dans l’ensemble, il est intéressant ce rapport. Hormis les recommandations de pénaliser les clients de prostituées, il comporte un volet très détaillé sur leurs conditions de vie, leur accès à la santé, à la justice sociale, à la justice institutionnelle et aux droits… Bref, tout ce pourquoi moi-même je me bats lorsque je parle de prostitution. En avez-vous entendu parler ? Bien sûr que non. C’est tellement moins propice au tapage médiatique que ce que Mme Vallaud-Belkacem a choisi de mettre en avant en parlant de son projet de loi futur…
C’est vrai, je suis de gauche, mais je ne peux pas cautionner une telle comédie. Et dans ce débat qui promet d’être encore bien long, je ne manquerai pas d’arguments à présenter, tant ce gaspillage de temps politique, et de temps de cerveaux disponible, est navrant. Si un tel projet de loi devait être déposé, je ne pourrai que m’engager contre son adoption. Il en va de principes cardinaux du fonctionnement démocratique (la liberté individuelle, la neutralité de l’État à l’encontre des conceptions du bien), et il en va des implications concrètes qui en découleront (moralisation de la sexualité, marginalisation des prostituées et, ne l’oublions pas, des prostitués).
Mme Vallaud-Belkacem (et je m’adresse aussi, par là même, à Mme Olivier et à l’ensemble des prestigieux conseillers qui s’affairent dans leur sillage), Madame la ministre, vous êtes dangereuse. Et si vous voulez vraiment mettre votre nom sur un texte de loi, essayez de veiller à ce que c’en soit un qui n’ait pas de si navrantes conséquences. C’est cher payé pour un peu de gloire personnelle !
Par Laura-Maï Gaveriaux
Philosophe
Édité par Daphnée Leportois
Source:
Les politiques publiques et la prostitution. Rapport d'information sur l'activité de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes pour l'année 2000
------------------------------------
`
13 avril 1946 : la loi dite Marthe Richard ferme les quelque 1 400 maisons closes françaises, dernier acte du combat de la conseillère municipale de Paris contre la réglementation de la prostitution, jugée périmée et immorale. Dans les mémoires, cette victoire est restée celle de Marthe Richard. Le mouvement « abolitionniste », né dans la décennie 1870, est passé sous silence. Une manière d'occulter le fait que, durant plus d'un siècle, l'amour tarifé, bien que condamné par la morale, était toléré, encadré et assaini ?
LE TEMPS DES BORDELS
Le premier XIXe siècle a en effet cru trouver dans le réglementarisme - une invention française - la réponse au défi lancé par la prostitution aux obsessions de l'époque : l'ordre, la sécurité, la moralité et la santé publique. Il s'agit alors d'organiser et de contrôler la prostitution, non de la supprimer, car elle est un « mal nécessaire », un égout du trop-plein séminal, le régulateur du sexe, comme le démontre en 1836 le médecin hygiéniste Parent-Duchâtelet dans son étude La Prostitution à Paris, référence incontournable du réglementarisme (cf. p. 40).
Les femmes vénales, elles, sont stigmatisées. Savoirs et pouvoirs s'entremêlent pour identifier chez ces « filles » des caractères qui les distinguent, d'emblée, des autres femmes et les relèguent aux marges de l'humanité1, quand elles ne les en excluent pas. Pour Parent-Duchâtelet, étudier la gestion des excréments ou le monde de la prostitution, c'est pareillement plonger dans des « cloaques » que l'on souhaiterait cacher, même si celui de la prostitution est un « cloaque plus immonde [...] que tous les autres ».
Des clients, il n'est jamais, ou si peu, question : les voilà assimilés aux « grandes populations » ou à « la société » auxquelles la prostitution est « inhérente ». Les adeptes du réglementarisme recourent à ces formules neutres et vagues pour éviter d'utiliser le mot « client », une dénomination commerciale...
Pour lire l'article en intégralité :
Comment on a aboli les maisons closes, par Yannick Ripa, L'Histoire n°383, janvier 2013, p. 42.
Pour en savoir plus :
Réflexions sur la prostitution, par Jacques Rossiaud, L'Histoire n°247, septembre 2000, p. 26.
Le plus vieux métier du monde, par Maurice Sartre, L'Histoire n°264, avril 2002, p. 32.
"Au Moyen Age, à chaque ville son bordel", entretien avec Jacques Rossiaud, L'Histoire n°264, avril 2002, p. 40.
Le temps des maisons closes, par Alain Corbin, L'Histoire n°264, avril 2002, p. 48.
A lire également (compte-rendu) :
Amours vénales. La prostitution en Occident, XIIe-XVIe siècle, par Jacques Rossiaud, L'Histoire n°360, janvier 2011, p. 90.
Retrouvez notre dossier "Prostitution, de la tolérance à la prohibition" dans le numéro 383 de L'Histoire.
http://www.histoire.presse.fr/actualite/infos/prostitution-autel-ideologie-20-12-2012-47323
Prostitution
La prostitution (du latin prostituere, mettre devant, exposer au public) est une activité consistant à accepter des relations sexuelles en échange d'une rémunération pécuniare ou autre (ou d'une promesse de rémunération).
Les hommes et les femmes, du fait qu'ils sont libres en droit et qu'ils sont des adultes responsables de leurs actes, peuvent louer leurs services sous diverses formes, et notamment gagner de l'argent en proposant des relations sexuelles payantes. Nul ne peut les empêcher de se prostituer, car cela reviendrait à les dessaisir de la propriété de leur corps. La morale peut réprouver cette relation commerciale, mais pour un libéral le droit n'a pas à proscrire ce type de contrat.
Certains nous rétorqueront que l'on choisit rarement de devenir fille de joie ou gigolo. C'est évidemment faux. Bien sûr, de nombreuses personnes préféreraient des métiers plus prestigieux : acteur, astronaute, chirurgien... Mais le fait de ne pas pouvoir réaliser ses ambitions ne peut pas être comparé avec l'authentique prostitution forcée, qui tient à la fois du viol et de l'esclavage.
Les États qui font de la prostitution une activité illégale bafouent le droit des proxénètes à exercer une activité économique légitime, et les mettent à la merci des policiers corrompus. De plus, en interdisant la prostitution, l'État empêche les prostituées de s'établir librement, de proposer leurs services au grand jour, dans des conditions d'hygiène et de sécurité normales, soit comme indépendantes, soit en ayant recours aux services d'un proxénète.
On le constate tous les jours : la prohibition ne fait pas disparaître la demande (la "guerre contre la drogue" dure depuis un siècle et il n'y a jamais eu autant de consommateurs de stupéfiants), mais en plus, elle enrichit les trafiquants et accroît l'insécurité. La prohibition est la meilleure amie du marché clandestin et des criminels.
En France, la fermeture des maisons closes (établissements de prostitution légaux) en 1946 (loi Marthe Richard), décrétée pour des raisons morales (et aussi en représailles contre des établissements jugés collaborationnistes) n'a fait que rendre la prostitution moins visible, alors que de nombreux autres pays tolèrent les "Eros centers".
Le discours répressif contre la prostitution (ou la pornographie, l'usage de drogues, etc.) veut faire de l’interdiction l’unique solution pour protéger les prétendues "victimes" : on exclut a priori que les personnes concernées puissent se défendre elles-mêmes, et, sous couvert de les protéger contre ce qui porte atteinte à leur "dignité d’êtres humains", on leur retire déjà une pièce essentielle de la dignité humaine : l’autonomie individuelle. Ce n'est pas autre chose que du paternalisme coercitif.