Le Socialisme
Le destructionisme, Étude économique et sociologique
La résistance des "profiteurs" du capitalisme
Selon Marx la position politique de tout individu est déterminée par la classe à laquelle il appartient et la position politique des classes par les intérêts de classe. La bourgeoisie se prononce nécessairement pour le capitalisme, inversement le prolétariat ne peut poursuivre la réalisation de son intérêt de classe, à savoir : sa libération de l'exploitation capitaliste, qu'en préparant les voies au système socialiste de la production. Ainsi se trouvent déterminées les positions de la bourgeoisie et du prolétariat dans la lutte politique. Parmi toutes les thèses de Marx, il n'en est peut-être pas une qui ait exercé une influence aussi profonde et aussi durable sur les théories politiques. Elle a trouvé créance bien au delà des milieux marxistes, on s'est habitué en général à considérer le libéralisme comme une doctrine exprimant les intérêts de classe de la bourgeoisie et du grand capitalisme. Quiconque professe des théories libérales apparaît comme un défenseur plus ou moins sincère d'intérêts particuliers contraires à l'intérêt général. Les économistes qui n'admettent pas la théorie de la valeur de Marx sont regardés comme "les gardes du corps spirituels du profit capitaliste ainsi que, le cas échéant, de la rente foncière"[1] : attitude à la vérité très commode parce qu'elle dispense de la façon la plus simple de toute discussion politique.
Rien ne montre mieux le succès qu'à rencontré partout cette conception des marxistes que le fait que les adversaires même du marxisme se la sont appropriée. Lorsqu'on déclare que le lutte contre le mouvement socialiste est avant tout, voire uniquement, l'affaire de la bourgeoisie et lorsqu'on s'efforce de constituer un front unique de tous les partis bourgeois contre le marxisme, on reconnaît par cela même que la défense de la propriété privée des moyens de production est un intérêt particulier à une classe déterminée, intérêt opposé à l'intérêt général. Ces adversaires à courte vue du socialisme ne remarquent pas qu'une bataille qui oppose dans la défense de ses intérêts particuliers une classe relativement peu nombreuse de possédants à une masse infiniment plus nombreuses de non-possédants est perdue d'avance et que la propriété privée est condamnée dès qu'on la considère comme un privilège des possédants. Quiconque le comprend ainsi a d'avance donné son assentiment à la pensée fondamentale du socialisme. Il ne saurait prétendre être un libéral. Le libéralisme exige la propriété privée, non dans l'intérêt des possédants, mais dans l'intérêt général ; il part de cette idée que le maintien de l'organisation sociale capitaliste est conforme non seulement à l'intérêt des possédants mais à l'intérêt de tous les membres de la société. Dans la communauté socialiste l'inégalité des revenus sans doute disparaîtrait ou serait très faible, mais étant donné qu'en raison du rendement moindre de la production socialiste la somme des biens à répartir serait beaucoup moins considérable, la part de chacun serait très inférieure à celle que reçoit aujourd'hui même le plus pauvre. Que ce raisonnement soit juste ou faux, c'est une autre question, mais c'est en cela que consiste le débat entre le socialisme et le libéralisme. Quiconque n'admet pas ce raisonnement condamne par cela même le libéralisme, mais on n'a pas le droit de le faire sans procéder tout d'abord à un examen des problèmes et à une critique de l'argumentation des partis.
En effet, la défense de la propriété privée et la lutte contre les tendance socialistes au nom des principes n'a rien à voir avec la défense des intérêts particuliers de certains entrepreneurs ou de tous les entrepreneurs. Celui qui estime que l'organisation socialiste apportera à tous la détresse et la misère ne conteste pas que la réalisation du socialisme, nuisible à tous, doive atteindre aussi les personnes qui sont aujourd'hui entrepreneurs ou capitalistes à supposer qu'elles assistent un jour à cette réalisation. A ce point de vue les possédants ont eux aussi intérêt à combattre le socialisme, mais leur intérêt n'est pas plus grand que celui de n'importe quel autre membre de la société et il est entièrement indépendant de leurs positions actuelles avantageuses. S'il était possible d'instaurer en un jour l'organisation socialiste on pourrait certes dire que ceux qui sont aujourd'hui entrepreneurs ou capitalistes ont un intérêt plus grand que les autres à la conservation de l'organisation sociale capitaliste parce qu'ils ont davantage à perdre. Encore que la misère qui frapperait tout le monde dût être la même, elle serait ressentie plus durement par ceux qui jouissaient auparavant d'un bien-être plus élevé. Mais la possibilité d'une réalisation si rapide du socialisme n'existe pas et même si elle existait, les entrepreneurs actuels, au moins dans les premiers temps en raison de leurs connaissances techniques et de leur aptitude à occuper les postes les plus importants, auraient encore une position privilégiée au sein de la communauté socialiste.
Il n'est pas possible à l'entrepreneur de se préoccuper du sort de ses petits-enfants et de ses arrière-petits-enfants. Car c'est précisément le caractère particulier de la propriété privée des moyens de production dans la société capitaliste qu'elle ne constitue pas un fonds produisant un revenu éternel mais qu'elle doit être sans cesse gagnée à nouveau. Le propriétaire foncier de la société féodale, en défendant le système féodal de la propriété n'assure pas seulement sa possession mais celle de ses enfants et de ses arrière-petits-enfants. L'entrepreneur de la société capitaliste sait fort bien que ses enfants et ses petits-enfants devront être capables de se défendre sans cesse contre de nouveaux concurrents s'ils veulent continuer à occuper une position dirigeante dans la production. S'il pense au destin de ses descendants et s'il veut assurer et consolider leurs possessions contre l'intérêt de la communauté, il doit se transformer en adversaire de la société capitaliste et demander que des restrictions de toutes sortes soient accordées à la concurrence. Même les méthodes du socialisme peuvent lui paraître constituer un moyen propre à atteindre ce résultat à la condition que le passage d'un régime à l'autre ne s'opère pas trop rapidement ; car dans ce cas on peut espérer que l'expropriation ne se fera pas sans indemnisation et qu'une rente sera assurée aux propriétaires dépossédés pour un temps plus ou moins long. Ainsi le souci de ses intérêts propres et ceux de ses descendants pourrait inciter l'entrepreneur à soutenir le socialisme plutôt qu'à le combattre. Tous les efforts qui ont pour but de s'opposer à la création et à l'accroissement des patrimoines, en particulier toutes les mesures tendant à restreindre la liberté économique devraient rencontrer son approbation comme étant de nature à consolider sous forme de rente et par l'élimination de nouveaux et ardents concurrents, un revenu qu'il est obligé, tant que la concurrence demeure libre, de gagner dans un combat quotidien [2].
Les entrepreneurs ont intérêt à se coaliser pour pouvoir présenter un front commun dans les discussions concernant les salaires qu'ils ont avec la classe ouvrière organisée en syndicats [3]. Ils ont intérêt à se coaliser pour imposer des droits de douanes et autres restrictions qui sont en opposition absolue avec la nature et le principe du libéralisme ou pour écarter les interventions du même ordre qui pourraient leur être dommageables. Mais ils n'on aucun intérêt particulier à combattre le socialisme et la socialisation en tant que tels et par là même le destructionisme. L'entrepreneur par définition doit toujours s'adapter aux conditions économiques du moment. Ce que l'entrepreneur désire ce n'est pas combattre le socialisme mais s'adapter à la politique qui tend au socialisme. On ne doit jamais attendre des entrepreneurs, ou de tout groupe particulier de la population, qu'ils fassent par intérêt particulier d'un principe d'intérêt général leur maxime d'action. Les exigences de la vie les contraignent à s'accommoder des réalités existantes et à en tirer le meilleur parti. Ce n'est pas le rôle de l'entrepreneur de mener la lutte politique contre le socialisme ; il s'efforce de s'adapter et d'adapter son entreprise aux conditions créées par les mesures socialisantes de façon à en tirer le profit maximum.
C'est pourquoi les associations d'entrepreneurs ou autres organismes ayant pour but à quelque titre la défense de leurs intérêts n'inclinent pas à mener de font la lutte contre le socialisme. L'entrepreneur, l'homme qui vit dans le présent, ne s'intéresse guère à une lutte séculaire. Ce qui importe pour lui c'est de s'adapter aux conditions du moment. L'organisation patronale n'a jamais pour but qu'une défense directe contre des revendications particulières des associations ouvrières. Elle combat aussi certaines mesures législatives déterminées comme par exemple certains projets fiscaux. En outre, elle accomplit même toutes les tâches qui lui sont confiées par la législation et l'administration dans tous les cas où, pour assurer au mouvement ouvrier destructioniste une influence sur l'économie, la collaboration du patronat organisé et du prolétariat organisé est requise. Elle demeure étrangère à la lutte d'idées menée en vue de conserver l'économie fondée sur la propriété privée des moyens de production. Le libéralisme lui est indifférent quand elle ne le combat pas ouvertement comme c'est le cas en matière de politique douanière.
Ce ne sont pas les associations patronales qui correspondent à l'image que la doctrine socialiste se fait des groupements d'intérêts, ce sont les associations agraires qui réclament des droits protecteurs ou les associations d'artisans qui, comme c'est le cas surtout en Autriche, luttent pour la suppression de la concurrence. Or il est clair qu'il ne s'agit pas là de luttes en faveur du libéralisme.
Il n'existe pas d'individus ni de classes dont les intérêts particuliers soient ceux du capitalisme. Le libéralisme est une politique de l'intérêt général, ce qui ne signifie pas qu'il exige que l'individu sacrifie ses intérêts personnels ; il lui demande seulement de tenir compte de la nécessité de créer une harmonie entre tous les intérêts particuliers qui doivent se fondre dans l'intérêt général. Aussi n'existe-t-il pas d'individus ou de groupes dont les intérêts seraient en dernière analyse mieux défendus par les socialisme que par la société reposant sur la propriété privée des moyens de production.
Mais si personne n'est en fin de compte véritablement intéressé à l'établissement du socialisme, il y a cependant assez de gens dont l'intérêt momentané est mieux défendu par une politique socialisante que par une politique libérale. Le libéralisme a combattu toutes les sinécures et dans ce but s'est efforcé de réduire au minimum le nombre des fonctionnaires. La politique interventionnisme entraîne la création de milliers d'emplois qui permettent de se laisser vivre en toute quiétude et sans excès de travail aux frais des autres membres du corps social. Toute étatisation, toute municipalisation, toute régie mixte attache par un lien d'intérêts des individus au mouvement qui combat la propriété privée. Le socialisme et le destuctionisme trouvent aujourd'hui leurs plus ardents partisans dans les millions de fonctionnaires que le retour à une économie plus libre atteindrait directement dans leurs intérêts personnels.
Autorité et violence
La conception selon laquelle la propriété privée est un privilège des possédants est un legs d'un passé révolu de l'histoire de la propriété. Toute propriété a été jadis fondée par l'occupation de biens sans maître. L'histoire de la propriété a traversé une période dans laquelle l'expulsion par la violence des propriétaires primitifs était la règle générale. On peut affirmer sans crainte qu'il n'existe pas la moindre parcelle de propriété foncière qui n'ait été acquise par la force. Le fait n'a à la vérité aucune importance pour la société capitaliste, étant donné que dans cette dernière la propriété doit être l'objet d'une acquisition sans cesse renouvelée dans le processus de la production. Mais comme les principes libéraux — tout au moins en Europe — ne sont encore nulle part appliqués intégralement et que partout subsistent encore, surtout dans la propriété foncière, des traces nombreuses des ancien rapports de violence, la tradition des propriétaires féodaux est demeurée vivante. Je "m'installe, donc je possède." Toute contestation du droit que je m'arroge est réduite par la force. C'est la politique que les Junkers allemands ont pratiquée à l'égard de la social-démocratie, on sait avec quel succès[4].
Les partisans de cette conception ne trouvent d'autre argument en faveur de la propriété privée des moyens de production que la violence : le droit du plus fort est le sel droit qu'ils admettent. Ils font étalage de leur force physique, se sentent forts dans leurs armures et croient pouvoir dédaigner tout autre argument. Ce n'est qu'au moment où ils commencent à douter de leur force qu'ils recourent à un nouvel argument n invoquant le droit acquis. Toute atteinte à leur propriété est une violation du droit qu'il faut éviter. Il est inutile d'insister sur la faiblesse d'une telle argumentation en face d'un mouvement qui prétend instaurer un droit nouveau. Elle est incapable de retourner une opinion hostile à la propriété. Ses bénéficiaires le constatent avec effroi et dans leur détresse ils adressent à l'Église une prière singulière : ils lui demandent de maintenir la misera plebs dans la modestie et l'humilité, de lutter contre l'avidité des masses et de détourner l'attention des non-possédants des biens terrestres vers les biens célestes [5]. Le peuple doit être entretenu dans le christianisme pour qu'il demeure à l'abri des convoitises. Le rôle qu'on prétend ainsi faire jouer à la religion est véritablement monstrueux. Elle doit servir à protéger les intérêts apparemment contraires à l'intérêt général d'un certain nombre de privilégiés. Que les véritables serviteurs de l'Église se soient révoltés contre une telle prétention et que les adversaires de l'Église y aient trouvé une arme efficace dans la lutte qu'ils ont menée pour secouer son joug, il n'y a là rien que de naturel. Mais ce qui est étonnant c'est que des membres de l'Église adversaires du socialisme, dans leurs efforts pour présenter autant que possible le socialisme comme enfant du libéralisme, de l'école libre et de l'athéisme aient pu adopter cette conception d'une Église au service du maintien du système de propriété existant. C'est le cas du jésuite Cathrein qui s'exprime ainsi : "Si l'on admet que tout finit avec cette vie, que la destinée de l'homme est semblable à celle de n'importe quel autre mammifère qui se vautre dans la fange, comment pourrait-on exiger des pauvres et des opprimés, dont la vie est un éternel combat, qu'ils supportent avec patience et résignation leur sort misérable et qu'ils voient sans se révolter les autres se vêtir de pourpre et de soie et faire chaque jour des repas fastueux ? Est-ce que le désir indestructible d'un bonheur parfait n'est pas ancré aussi dans le coeur du travailleur ? Si on lui enlève toute espérance dans un au-delà meilleur, de quel droit voudrait-on l'empêcher de chercher ici-bas son bonheur dans la mesure du possible et d'exiger impérieusement sa part des biens de ce monde ? N'est-il pas un homme, au même titre que l'employeur ? Pourquoi les uns seraient-ils condamnés à passer leur vie dans le besoin et la pauvreté, tandis que les autres nageraient dans l'abondance, puisque tous ont la même nature et qu'il est impossible à leur point de vue de leur donner une raison qui explique pourquoi les biens de ce monde devraient appartenir aux uns plutôt qu'aux autres ? Si la conception athéiste et naturaliste est vraie, alors le socialisme a raison de réclamer une répartition aussi égale que possible des biens et des joies de la terre, et de dire qu'il est inadmissible que les uns vivent sans peine au milieu des plaisirs dans les palais tandis que les autres croupissent dans des trous de caves et des mansardes et peuvent à peine gagner leur pain quotidien au prix du travail le plus exténuant." [6] Admettons que tout cela soit vrai, que la propriété privée soit un privilège des possédants, que ce qu'ils aient en plus les autres l'aient en moins, que les uns meurent de faim dans des taudis misérables parce que les autres habitent des palais et vivent dans la débauche : Cathrein pense-t-il que ce soit la mission de l'Église de maintenir un semblable état de choses ? De quelque façon qu'on interprète les théories sociales de l'Église, il est impossible d'en conclure que son fondateur ou ses successeurs l'aient conçue comme un moyen de défendre des institutions sociales injustes et préjudiciables à la plus grande partie de l'humanité. Et il y a longtemps que le christianisme aurait disparu de la surface de la terre s'il était réellement ce qu'avec beaucoup de ses ennemis les plus acharnés, Bismarck et Cathrein ont vu en lui : le garde du corps d'une institution sociale nuisible aux masses.
On ne peut vaincre l'idée socialiste ni par la violence, ni par l'autorité, car la violence et l'autorité sont du côté du socialisme et non de ses adversaires. Quand de nos jours les canons et les fusils entrent en action, ils combattent pour le syndicalisme et le socialisme, et non contre eux, car l'immense majorité de nos contemporains est imprégnée de l'esprit du syndicalisme ou du socialisme. Et si de nos jours une autorité peut être établie, ce n'est certainement pas celle du capitalisme, car les masses ne croient pas en lui.
La lutte des idées
Les partisans du socialisme continueront à attribuer à la propriété privée tous les maux de ce monde et à attendre le salut du socialisme. Les échecs du bolchevisme russe sont attribués par les socialistes à toutes les causes possibles, excepté à l'insuffisance du système. A leur point de vue le capitalisme seul est responsable de toutes les misères dont le monde a souffert au cours de ces dernières années. Ils ne voient que ce qu'ils veulent voir et feignent d'ignorer tout ce qui pourrait contredire leur théorie.
On ne peut vaincre des idées que par des idées. Seules les idées du capitalisme et du libéralisme peuvent triompher du socialisme. Seule la lutte des idées peut permettre d'aboutir à une décision.
Le libéralisme et le capitalisme s'adressent à la froide raison, et progressent selon la stricte logique, en écartant délibérément tout appel au sentiment. Le socialisme, au contraire, cherche à agir en suscitant des passions ; il essaie de faire violence à la réflexion logique en excitant le sens de l'intérêt personnel et de couvrir la voix de la raison en éveillant les instincts les plus primitifs.
Cette méthode semble déjà donner l'avantage au socialisme en ce qui concerne les hommes d'un niveau intellectuel supérieur, la minorité capable de réflexion personnelle. Vis-à-vis des autres, des masses incapables de pensée, sa position paraît inattaquable. L'orateur qui excite les passions des masses semble avoir plus de chances de succès que celui qui tente de s'adresser à leur raison. Aussi le libéralisme paraît-il avoir bien peu d'espoir de triompher dans la lutte contre le socialisme.
Mais ce point de vue pessimiste méconnaît entièrement l'influence que la réflexion calme et raisonnable peut exercer sur les masses ; il exagère énormément la part qui revient aux masses et par là même à la psychologie des foules dans la naissance et la formation des idées dominantes d'une époque.
C'est un fait exact que les masses ne pensent pas. Mais c'est là précisément la raison pour laquelle elles suivent ceux qui pensent. La direction spirituelle de l'humanité appartient au petit nombre d'hommes qui pensent par eux-mêmes ; ces hommes exercent d'abord leur action sur le cercle capable d'accueillir et de comprendre la pensée élaborée par d'autres ; par cette voie les idées se répandent dans les masses où elles se condensent peu à peu pour former l'opinion publique du temps. Le socialisme n'est pas devenu l'idée dominante de notre époque parce que les masses ont élaboré puis transmis aux couches intellectuelles supérieures l'idée de la socialisation des moyens de production ; le matérialisme historique lui-même, quelque imprégné qu'il soit de "l'esprit populaire" du romantisme et de l'école historique du droit, n'a jamais osé avancer une telle affirmation. L'âme des foules n'a jamais produit d'elle-même autre chose que des massacres collectifs, des actes de dévastation et de destruction[7]. Or l'idée socialiste a beau n'aboutir dans ses effets qu'à la destruction, il n'en demeure pas moins que c'est une idée. Il a donc fallu que quelqu'un la conçoive, et ce n'a pu être l'oeuvre que de penseurs isolés. Comme toute autre grande idée, le socialisme a pénétré dans les masses par l'intermédiaire de la classe intellectuelle moyenne. Ce n'est pas le peuple, ce ne sont pas le masses qui ont été gagnées les premières au socialisme et d'ailleurs même aujourd'hui les masses ne sont pas à proprement parler socialistes, elles sont socialistes agraires et syndicalistes. - : ce sont les intellectuels. Ce sont eux, et non les masses, qui sont les supports du socialisme [8]. La puissance du socialisme est, comme toute autre puissance, d'ordre spirituel, et elle trouve son soutien dans des idées ; or les idées viennent toujours des chefs spirituels et ce sont ces derniers qui les transmettent au peuple. Si les intellectuels se détournaient du socialisme, c'en serait fait de sa puissance. Les masses sont incapables à la longue de résister aux idées des chefs. Il est certes des démagogues qui pour se pousser en avant sont prêts contrairement à leur propre conviction à présenter au peuple des idées qui flattent ses bas instincts et qui sont susceptibles par cela même d'être bien accueillies. Mais à la longue les prophètes qui au fond d'eux-mêmes sont conscients de leur fausseté sont incapables de résister aux attaques d'hommes sincèrement convaincus. Rien ne saurait corrompre les idées. Ni l'argent, ni aucune autre récompense ne peuvent recruter des mercenaires capables de lutter contre elles.
La société humaine est une construction de l'esprit. La coopération sociale est tout d'abord pensée et seulement ensuite voulue et réalisée en fait. Ce ne sont pas les forces productives matérielles, ces entités nébuleuses et mystiques du matérialisme historique, ce sont les idées qui font l'histoire. Si l'on pouvait vaincre l'idée du socialisme et amener l'humanité à comprendre la nécessité de la propriété privée des moyens de production, le socialisme serait contraint de disparaître. Tout le problème est là.
La victoire de l'idée socialiste sur l'idée libérale n'a été rendue possible que par la substitution à la conception sociale, qui considère la fonction sociale de chaque institution et le fonctionnement de l'ensemble de l'organisme social, d'une conception asociale qui en envisage séparément les diverses parties.
Le socialisme voir des affamés, des chômeurs, des riches, exerce une critique fragmentaire ; le libéralisme ne perd jamais de vue l'ensemble et l'interdépendante des phénomènes. Il sait fort bien que la propriété des moyens de production n'est as capable de transformer le mode en un paradis. Il s'est toujours borné à affirmer que la société socialiste est irréalisable et par conséquent moins apte que la société capitaliste à assurer à tous le bien-être.
Personne n'a plus mal compris le libéralisme que ceux qui se sont prétendus libéraux au cours des dernières années. Ils se sont crus obligés de combattre les "excroissances" du capitalisme, adoptant ainsi la conception sans scrupules, la conception asociale qui est propre au socialisme. Une organisation ne comporte pas d' "excroissance" qu'on puisse supprimer à son gré. Si un phénomène est la conséquence du fonctionnement du système social reposant sur la propriété privée des moyens de production, aucune considération morale ou esthétique ne permet de le condamner. La spéculation qui est inséparable de l'activité économique même dans une société socialiste ne saurait être condamnée sous la forme propre qu'elle revêt dans la société capitaliste parce que le moraliste méconnaît sa fonction sociale. Les disciples du libéralisme n'ont pas été plus heureux dans leurs critiques du système socialiste que dans leur étude de la nature de l'ordre social capitaliste. Ils n'ont pas cessé de déclarer que le socialisme est un idéal noble et élevé vers lequel on devrait tendre s'il était réalisable ; malheureusement il n'en est pas ainsi parce qu'ils ne le sont pas en réalité. On ne voit pas comment on peut affirmer que le socialisme ait une supériorité quelconque sur le capitalisme, si l'on n'est pas capable de montrer qu'il fonctionnerait mieux que le capitalisme en tant que système social. On pourrait tout aussi bien affirmer qu'une machine construite sur le principe du mouvement perpétuel serait meilleure qu'une machine fonctionnant selon les lois de la mécanique mais que par malheur une telle machine ne saurait exister. Si la conception du système socialiste renferme une erreur qui l'empêche de produire ce qu'il est censé devoir produire, il n'est pas possible de comparer le socialisme au système capitaliste qui, lui, a fait ses preuves ; on n'a pas le droit dès lors de le qualifier de plus noble, plus beau ou plus juste.
Le socialisme n'est d'ailleurs pas irréalisable seulement parce qu'il exige des hommes plus nobles et moins égoïstes. Ce livre s'est proposé entre autre objet de montrer qu'il manque à la communauté socialiste ce qui est avant tout indispensable à tout système économique complexe qui ne vit pas au jour le jour mais qui travaille selon les procédés complexes de la technique moderne : à savoir : la possibilité de compter, c'est-à-dire de procéder rationnellement. Si cette vérité était connue de tous, les idées socialistes disparaîtraient de l'esprit de tous les hommes raisonnables.
Nous avons montré dans les chapitres précédents la fausseté de l'opinion selon laquelle l'avènement du socialisme serait inéluctable parce que l'évolution de la société y conduirait nécessairement. Si le monde s'achemine vers le socialisme, c'est parce que l'immense majorité des hommes le veulent ; et ils le veulent parce qu'ils considèrent le socialisme comme une forme d'organisation sociale assurant un bien-être supérieur. Que cette opinion vienne à se modifier et c'en sera fait du socialisme.
Notes
[3] Cf. Hutt, The Theory of Collective Bargaining, op. cit., pp. 25 sqq.
[6] Cf. Cathrein, Sozialismus, 12e et 13eéd., Fribourg, 1920, pp. 347 sqq.
[7] Cf. Maciver, Community, Londres, 1924, pp. 79 sqq.
par Ludwig von Mises
Éditions M.-Th. Génin — Librairie de Médicis — Paris (1938) La lutte contre le destructionisme.
Source: http://herve.dequengo.free.fr