On ne connaît que trop bien, depuis quelques années, ce phénomène que constituent les "conservateurs étatistes", individus ayant trahi et apparemment oublié leurs principes et leur héritage dans une quête de puissance et de lucre, de respectabilité et d'accès aux coulisses du pouvoir ; individus qui se sont désormais établis à Washington, à la fois physiquement et intellectuellement.
Tout le monde ne connaît cependant pas un autre développement, apparenté et bien plus contradictoire : la montée en puissance, au cours des dernières années, des "libéraux étatistes", qui dominent pratiquement totalement le mouvement libéral-libertarien dont ils ont pris le contrôle. Ce qui est bizarre avec eux, c'est qu'ils violent évidemment la nature et le sens du libéralisme, à savoir un attachement à l'idéal constitué soit de l'absence de tout État, soit d'un État très fortement réduit et strictement limité à la défense des personnes et de la propriété : ce que le philosophe ex-libéral Robert Nozick avait appelé l'État ultra-minimal ou ce que le grand écrivain paléo-libéral H.L. Mencken appelait "un État à la limite de ne plus être un État du tout." Jusqu'à quel point ce développement en est-il arrivé, et comment a-t-il pu se produire ?
Le libéralisme étatiste imprègne et domine ce que, par analogie avec les conservateurs, on pourrait appeler le "mouvement libéral officiel". A partir de ce qui n'était il y a une vingtaine d'année qu'un courant, de ce que les marxistes appelaient un groupuscule, le libéralisme a mis en place un "mouvement officiel", bien qu'il n'ait jamais, Dieu merci, obtenu un quelconque pouvoir politique. Alors qu'il n'y a heureusement aucun équivalent libéral àNational Review [magazine conservateur américain de William Buckley, NdT] pour régner sur le mouvement ou pour purger les hérétiques, il existe un réseau d'institutions et de revues qui constituent bel et bien un "mouvement officiel".
Depuis plus de vingt ans, le Parti libertarien [le Libertarian Party] était une institution centrale, qui avait commencé de bonne heure et de façon étrange, et qui d'une certaine manière créait plutôt qu'elle ne le reflétait le mouvement dans son ensemble. Jusqu'à ces dernières années, les militants du parti tiraient fierté de leur pureté et de la cohérence de leur dévouement au principe libéral. Le mouvement libéral-libertarien, toutefois, a toujours été bien plus large que le Parti lui-même. Il consiste en un réseau informel d'instituts (think-tanks) défendant le libéralisme et l'économie de marché : instituts au niveau national, avec des groupes de pression, qui gravitent autour de Washington ; instituts au niveau des régions ou des États américains, qui doivent forcément rester au coeur du pays, physiquement si ce n'est pas hélas en esprit. Il y a aujourd'hui des organisations juridiques qui paraît-il engagent des poursuites au nom de la liberté contre la tyrannie du gouvernement. Le mouvement comporte aussi deux mensuels, ainsi que d'autres qui ont disparu entre temps : un magazine relativement riche et horriblement ennuyeux, Reason, basé à Santa Monica (Californie) ; et un "fanzine" d'amateurs,Liberty, basé dans l'État de Washington.
Il existe aussi des réseaux apparentés d'institutions qui, comme beaucoup de lettres d'information traitant de placements et d'investissements, ne font pas exactement partie du mouvement mais sont des sympathisants de la cause. Le mouvement libéral est même suffisamment grand pour comprendre un incompréhensible journal universitaire "post-libéral", qui essaie d'intégrer libéralisme, marxisme et déconstructionnisme, périodique publié avec ténacité par un personnage digne de l'éternel étudiant chekhovien, sauf qu'il est bien moins inoffensif et financièrement bien mieux en point que le héros plutôt adorable de Chekov.
Ce qui est fascinant, c'est que presque toutes ces institutions, depuis les instituts jusqu'au Parti libertarien autrefois si pur, en passant par les magazines, ont abandonné particulièrement rapidement toute trace de leurs principes initiaux : la ferme résolution de réduire l'État et de défendre les droits de propriété.
Certaines raisons ne nécessitent bien entendu pas d'explications : la volonté d'imiter les conservateurs étatistes qui ont soif de respectabilité et de reconnaissance sociale, trouvée à l'occasion de cocktails à Washington, et qui, ce n'est pas un hasard, recherchent aussi le pouvoir, une bonne planque et des soutiens financiers. Mais il y a plus. A la base se trouve ce que beaucoup d'entre nous ont pu apprendre douloureusement au cours des ans : il ne peut y avoir de véritable séparation entre une idéologie politique formelle d'une part, les idées et les attitudes de l'autre.
Le libéralisme est logiquement compatible avec presque toutes les cultures, toutes les sociétés, toutes les religions et tous les principes moraux. Sur le plan purement logique, la doctrine politique libérale peut être séparée des autres considérations : on peut logiquement être - et, de fait, la plupart des libéraux-libertariens le sont - : hédoniste, libertin, immoral, ennemi militant de la religion en général et du christianisme en particulier tout en demeurant un partisan cohérent de la politique libérale. En fait, en bonne logique, on peut être un défenseur cohérent des droits de propriété sur le plan politique tout en étant un fainéant, un bel escroc et un racketteur en pratique, comme bien trop de libéraux-libertariens tendent à l'être. On peut, sur le plan purement logique, faire ces choses. Mais sur le plan psychologique, sociologique, et en pratique, ça ne marche jamais ainsi.
C'est pourquoi, comme l'a souligné Justin Raimondo en étudiant ce qui avait mal tourné dans le mouvement libéral, ce dernier a commis une grave erreur à ses débuts, dans les années 1970, en se coupant de tout mouvement de droite ainsi que de tout type de tradition ou de culture américaine. En suivant l'exemple d'Ayn Rand, que la plupart des libertariens admiraient avec enthousiasme, les libéraux prétendaient être de véritables individualistes et d'authentiques révolutionnaires, n'ayant rien à voir avec la droite et apportant au monde une révélation politique totalement novatrice. De fait, le mouvement libéral a toujours été presque délibérément ignorant de l'Histoire et de tout ce qui touche aux affaires étrangères. Les syllogismes compliqués de la théorie libertarienne, la science fiction, la musique rock et les mystères des ordinateurs ont constitué la totalité des connaissances et des intérêts de ses membres.
Une des raisons de cette séparation, que je n'avais pas bien saisie à l'époque, était issue d'une violente haine envers la droite, ainsi que de la crainte des libéraux de se retrouver associés avec un mouvement conservateur ou de droite, ou de se retrouver étiquetés comme tel. Une partie de cette haine provenait d'une haine plus générale et encore plus intense à l'encontre de la chrétienté, haine que certains avaient héritée d'Ayn Rand.
Pour être précis, l'un des aspects importants du récent virage vers l'étatisme vient de ce qu'un égalitarisme profondément enraciné a exercé son influence et infecté les idées politiques des libertariens. Grattez un peu, et sous l'égalitariste vous trouverez inévitablement un étatiste. Comment l'égalitarisme qui se développe et qui se répand au sein des libéraux peut-il être rendu compatible avec leur prétendue croyance à l'individualisme et au droit de chacun de s'élever suivant son propre mérite, sans être gêné par l'État ? La solution à ce problème est à peu près la même que dans les autres versions courantes du "politiquement correct".
Les libéraux-libertariens sont fermement convaincus que, si les individus ne sont pas "égaux" entre eux, tous les groupes imaginables : communauté ethnique, race, sexe et, dans certains cas, espèce, sont en réalité et doivent être rendu "égaux", que chacun possède des "droits" qui ne doivent pas être restreints par une forme quelconque de discrimination.
Et ainsi, s'opposant à son ancienne et supposée dévotion envers des droits de propriété absolus, le mouvement libéral a reconnu presque tous les faux "droits" de la gauche qui ont pu être fabriqués au cours des dernières décennies.
Peu avant que je ne quitte le mouvement libertarien et son Parti il a cinq ans (décision que je n'ai jamais regrettée, mais dont je me félicite au contraire chaque jour) je racontai à deux dirigeants bien connus du mouvement que j'estimais ce dernier désormais infecté et gangrené par l'égalitarisme. Quoi ? me dirent-ils. C'est impossible. Il n'y a pas d'égalitarisme dans le mouvement. Puis je leur dis qu'un bon exemple de cette infection pouvait se voir dans la récente admiration envers le révérend et "Docteur" Martin Luther King. Absurde, me répondirent-ils. Eh bien, il est assez intéressant de constater que, six mois plus tard, ces deux gentilshommes publièrent un article saluant le "Docteur" King comme un "grand libéral". Qualifier ce socialiste, cet égalitariste, ce chantre de l'intégration obligatoire, cet adversaire haineux des droits de propriété, ce personnage qui, par dessus le marché, fut longtemps sous la coupe du Parti communiste, qualifier cet homme de "grand libéral", voilà bien un signe évident de l'ampleur de la décadence du mouvement.
De fait, au milieu de toutes les discussions récentes sur les "tests révélateurs", il me semble qu'il y a un excellent test permettant de distinguer entre un conservateur authentique et un néoconservateur, entre un paléolibéral et ce que nous pouvons appeler un "libéral de gauche". Ce test, c'est ce que l'on pense du "Docteur" King. Et ce ne devrait en fait être une surprise pour personne que, comme nous allons le voir, il y ait eu quasi-fusion entre les néoconservateurs et les libéraux de gauche. Il est même en pratique devenu difficile de les distinguer.
Dans le "mouvement libéral officiel", les "droits civiques" ont été acceptés sans problème, remplaçant totalement les véritables droits de propriété. Dans certains cas, cette acceptation d'un "droit à ne pas être l'objet d'une discrimination" a été explicite. Dans d'autres, lorsque les libéraux veulent accorder leurs nouvelles idées avec leurs anciens principes et n'ont pas peur des sophismes, voire de l'absurde, ils choisissent la voie sournoise tracée par l'American Civil Liberties Union (ACLU) : si la moindre trace d'État intervient quelque part, alors le prétendu "droit" à un "accès égal" doit prendre le pas sur la propriété privée ou même sur toute mesure de bon sens.
C'est ainsi que lorsque le juge Sorokin, qui va bientôt être promu, suite à un consensus bipartite du Sénat américain, à la prestigieuse Cour d'appel fédérale, a décidé qu'un clochard malodorant devait avoir le droit d'empuantir une bibliothèque publique du New Jersey et de suivre les enfants aux toilettes, parce qu'il s'agit là d'un lieu public dont l'accès n'est donc pas susceptible de restrictions, la dirigeante nationale du Parti libertarien a publié un communiqué officiel le félicitant de sa décision. D'une façon analogue, les libertariens ont rejoint l'ACLU dans son combat pour la prétendue "liberté d'expression" des clochards et des mendiants dans les rues de nos villes, aussi agaçants et intimidants puissent-ils être, et ce parce que les rues sont, somme toute, des lieux publics et, que tant qu'elles le resteront, elles devront continuer à rester des cloaques, bien qu'il soit assez difficile de voir pourquoi la grande théorie libertarienne le nécessiterait. [Il est à noter que Walter Block, dans un article défendant la liberté totale d'immigration ("A Libertarian Case for Free Immigration", Journal of Libertarian Studies, 13, no 2, 1998), a repris à son compte l'argument sur la bibliothèque publique à laquelle on ne peut refuser l'accès. Son ami Hans-Hermann Hoppe a critiqué cette position dans son livre "Democracy, the God that failed" (Transactions Publishers, 2001, note de la page 159). Hoppe ajoute que la propriété publique devrait être considérée comme appartenant aux contribuables et que ni le clodo, ni l'étranger n'ayant payé d'impôts, ils ne peuvent revendiquer ces lieux. NdT]
Toujours dans la même veine, le principal juriste "libéral de gauche" de Washington affirme fièrement jusqu'à ce jour qu'il ne fit que suivre les principes libéraux quand, à son poste du ministère fédéral de la justice - poste qui en soi n'est déjà pas facile à concilier avec de tels principes - il apporta son concours au pouvoir judiciaire dans son abominable décision de menacer de prison le conseil municipal de Yonkers (New York) s'il refusait d'approuver un projet de HLM pour la raison que ces lieux deviendraient rapidement un dépotoir de drogués et de criminels. Son raisonnement était le suivant : cette opposition était une violation de la doctrine de non-discrimination car Yonkers avait d'autres projets de logements publics sur son territoire !
Ce ne sont pas seulement les opérations purement gouvernementales que vise cette doctrine "libérale". Elle s'applique aussi à toutes les activités qui ont affaire à l'influence du secteur public, en utilisant par exemple les rues de l'État ou en acceptant des fonds publics. En fait, il n'est même pas toujours besoin d'une véritable action du gouvernement. Parfois, ces libéraux se rabattent sur l'argument qu'il est vraiment très difficile de toute façon, de nos jours, de faire la différence entre de qui est "privé et ce qui est "public", que tout est à moitié public, et qu'essayer de conserver des droits de propriété dans une telle situation est irréaliste, naïf, ne tient pas compte de la réalité et ne constitue qu'un grain de sable "puriste" jeté dans la machine du "progrès" néoconservateur ou libéral de gauche.
Récemment, il y eut un débat fascinant entre un juriste paléolibéral de Californie et un employé d'une organisation juridique prétendument "libérale" nouvellement créée en Californie, le Center for Individual Rights, dirigé par le célèbre néoconservateur David Horowitz, qui aime se présenter comme "libéral". Ce Centre est au passage une excellente illustration de fusion explicite entre néoconservateurs et libéraux de gauche, car son bureau dirigeant comporte plusieurs membres éminents du mouvement libéral.
Le juriste "paléo" s'opposait au soutien du Centre à l'idée d'une interdiction légale faite aux universités d'édicter des règlements limitant ce que les membres du Centre appelaient "les droits constitutionnels de la liberté d'expression" des étudiants et de la faculté. Ce critique paléo était d'accord pour combattre le "politiquement correct" et les codes de bonnes conduite restreignant les prétendus "discours de haine", mais soulignait ce qu'on aurait, il y a peu de temps, considéré comme évident et banal, non seulement par les conservateurs et par les libéraux, mais aussi par tous les juges et par tous les Américains : le Premier Amendement, ou les droits à la liberté d'expression, ne s'appliquent qu'au gouvernement, seul le gouvernement peut empiéter sur de tels droits. Les personnes et les organisations privées peuvent exiger que tout individu qui utilise leur propriété respecte des règlements quant à la conduite ou les paroles à tenir, et tout individu qui utilise cette propriété accepte de ce fait de respecter ces règlements. Une loi limitant l'usage de tels règlements restreint par conséquent les droits de propriété tout autant que le droit de rédiger des contrats libres concernant son usage.
En réponse, le représentant du Centre méprisa cet argument considéré comme irréaliste et puriste : de nos jours, pour les libéraux officiels, tout ou presque est dans une certaine mesure public, de sorte qu'à l'inverse de tout ce que raconte l'enseignement libéral, "privé" et "public" sont mélangés. L'employé du Centre ne fut pas le moins du monde gêné quand le juriste paléo utilisa ce que toute personne sensée considèrerait comme un raisonnement par l'absurde : à savoir que, en bonne logique, cette approche impliquerait que l'État devrait empêcher tout employeur privé de licencier un employé exerçant son droit à la "liberté d'expression" en dénonçant ou en insultant son patron, même dans les locaux de la compagnie.
Le problème, quand on utilise un raisonnement par l'absurde avec des libertariens, a toujours été que ceux-ci ne sont que trop heureux de choisir l'absurde. Et nos soi-disant "libéraux" sont ainsi en train d'aller plus loin que le Juge Hugo Black lui-même dans la séparation entre la liberté d'expression et les droits de propriété, et dans l'exaltation de la première au détriment des seconds. Même un "absolutiste du Premier Amendement" comme le Juge Black avait expliqué que la "liberté d'expression" ne donnait à personne le droit de venir chez vous pour vous importuner à longueur de journée.
Les "droits civiques" et la "liberté d'expression", ainsi que le mélange du "public" et du "privé" ne sont que le premier "Grand Bond en Avant Étatique" du mouvement libéral. L'une des caractéristiques culturelles de la plupart des membres de ce mouvement a toujours été un soutien passionnée aux moeurs et aux pratiques des "modes de vie alternatifs" et à "l'orientation sexuelle" en opposition avec les habitudes et les principes bourgeois ou traditionnels. La forte corrélation entre cette tendance "libertaire" et la haine endémique envers la chrétienté devrait sauter aux yeux de tous.
Alors que cette attitude culturelle a toujours imprégné les libertariens, la nouvelle caractéristique vient de leur soutien aux "droits des homosexuels" comme expression d'un "droit civique" à la non-discrimination. Les choses en sont venues au point où l'un des plus éminents instituts libéraux pratique sa propre forme de "discrimination positive" envers les homosexuels, embauchant ou ne soutenant que des homosexuels déclarés et, pour le moins, licenciant tout membre de l'équipe qui ne serait pas assez enthousiaste quant à cette procédure ou quant aux droits homosexuels en général.
Dans un autre institut libéral, qui ne s'occupe que de questions économiques, le numéro 2 a récemment tiré profit des vacances du numéro 1 pour organiser une réunion et dévoiler ouvertement son homosexualité à tout le monde. Puis il demanda les réactions de l'équipe à son ardente annonce et demanda par la suite au numéro 1 de mettre dehors ceux qui n'avaient pas montré un enthousiasme suffisant envers cette nouvelle.
Le Parti libertarien a pendant des années eu son comité "gay et lesbien". Autrefois, le programme de ce comité se réduisait à demander l'abolition des lois contre la sodomie, position libérale bien banale. Aujourd'hui, au contraire, dans notre meilleure des époques, les théoriciens de ce comité exigent l'autorisation de la nudité publique et des actes sexuels en public, chose que leurs collègues d'Act-Up ont réussi à faire cet été lors d'une Parade homosexuelle à New York : acte techniquement illégal, bien que cette illégalité n'ait manifestement pas entraîné de représailles de la part du nouveau maire Républicain. La justification, bien sûr, étant que les rues sont publiques (n'est-ce pas ?) et que tout doit y être permis.
Jusqu'à récemment, l'attachement des institutions libérales de gauche aux "droits des homosexuels" était plus implicite qu'explicite, et se manifestait soit sous le couvert d'une action publique, soit par une discrimination "positive" de leur part. Ce qu'est qu'au mois dernier qu'un nouveau pas a été franchi dans la revendication ouverte et officielle de droits spécifiques des homosexuels. David Boaz, dirigeant de l'institut le plus en vue de la gauche libérale, le Cato Institute [Rothbard fut à sa création un membre influent du Cato Institute. Voir à ce sujet et à propos des différents ultérieurs la biographie de Rothbard par Justin Raimondo : "An Enemy of the State", Prometheus Books, 2000, chapitre 5. NdT], a en effet écrit un éditorial étonnant dans le New York Times, étonnant non pour le journal où il est paru bien entendu, mais quant à son contenu.
Le contenu de cet article était inhabituel à deux égards : Premièrement, pour la première fois peut-être de la part d'une institution se prétendant libérale, il traitait les initiatives "anti-homosexuelles" qui ont eu lieu dans le pays comme un "assaut" envers les "droits" des homosexuels, sans discuter du contenu de leurs propositions, qui n'étaient que des tentatives d'interdire les lois condamnant la discrimination anti-homosexuelle. Bref, les initiatives que dénonçait ce libéral étaient en fait des mesures destinées à protéger les droits de propriété contre un assaut de la part de cette partie de la législation qui confère des privilèges particuliers aux homosexuels. Ce qui est particulièrement étrange dans cette erreur, c'est que, si les libéraux sont compétents pour juger de quelque chose, ce devrait être pour ce qui concerne la distinction entre protection et agression des droits de propriété.
La deuxième étrangeté de cet éditorial est que cet éminent membre du Cato Institute y critique les conservateurs pour avoir, d'après lui, fait des homosexuels des "boucs émissaires" alors qu'ils ignoreraient, à ce qu'il paraît, ce qu'il considère comme le véritable problème social et moral de notre époque : les mères célibataires et... sonnez trompettes... le divorce !
Pourquoi les conservateurs écrivent-ils bien plus sur les homosexuels ? En premier lieu, il me semble clair que le problème des mères célibataires a rencontré un large écho au sein des conservateurs. Quant au divorce, il est curieux qu'un un libéral de gauche, voué au modernisme et au changement, chante la nostalgie du bon vieux temps où les femmes divorcées étaient obligées de quitter la ville. Mais le point remarquable dans son raisonnement est en fait cette incapacité stupéfiante et délibérée de garder contact avec la réalité.
Pourquoi les conservateurs passer-ils plus de temps à écrire sur les homosexuels que sur le divorce ? Eh bien, tout simplement parce qu'il n'y a pas de parade bruyante des militants du "mouvement des divorcés" déambulant sur la Cinquième avenue de New York au cours d'une "Divorce Pride", marchant à poil et se livrant en public à des actes sexuels entre divorcés, réclamant des lois pour lutter contre la discrimination envers les divorcés, une discrimination positive en faveur de ces mêmes divorcés, des articles spécifiques aux divorcés dans la loi et une proclamation publique perpétuelle de la part des non-divorcés quant à l'égalité ou la supériorité du divorce sur la continuation du mariage.
Les choses ont évolué au point que le mot "libéral" [libertarian] a une nouvelle connotation lorsqu'il est utilisé par les médias. On avait l'habitude de l'utiliser pour désigner une opposition à toute forme d'intervention du gouvernement. Désormais, cependant, "libéral" est quasiment devenu dans l'esprit du public synonyme de partisan des "droits des homosexuels". C'est pourquoi le candidat préféré, pour l'élection présidentielle de 1996, de tous les libéraux qui ne veulent pas s'associer de trop près, en pensée et en acte, au Parti libertarien, est sans conteste William Weld, le gouverneur Républicain du Massachusetts qui aime se présenter lui-même comme "libéral".
La raison pour laquelle Weld utilise ce terme n'est pas son prétendu "conservatisme fiscal". Lui et ses acolytes ont été décrits comme d'héroïques réducteurs d'impôts et du budget de l'État. Sa prétendue "baisse des impôts" a consisté à prendre le chiffre effroyablement gonflé du dernier budget de Michael Dukakis pour le réduire d'un petit 1,8%. Mais même cette baisse minuscule a été plus que compensée depuis par de fortes augmentations du budget. Ainsi, le conservatisme fiscal de Weld se manifesta l'année suivante par une hausse des dépenses de 11,4% au Massachusetts ; et cette année il l'augmente à nouveau d'environ 5,1%. Pour le dire autrement, le geste de William Weld consistant à baisser de moins de 2% a été plus que compensé par une augmentation du budget de 17% au cours des deux dernières années. Vous avez dit "conservatisme fiscal" ? L'histoire se répète sur le front des impôts : les baisses annoncées haut et fort par Weld ont été plus que compensées par de fortes augmentations.
Mais il ne s'agit que de maquillages destinés à tromper les conservateurs. Le "libéralisme" de Weld, dans son esprit et dans celui de ses admirateurs libéraux de gauche, réside presque exclusivement dans son attachement passionné aux "droits des homosexuels", ainsi qu'à la discrimination positive en faveur de ces derniers, discrimination qu'il a mise en place en nommant à des postes importants un grands nombre d'homosexuels notoires. Pour finir, je voudrais aussi mentionner que Weld est un partisan fanatique de l'écologie et de sa destruction despotique du niveau de vie de l'espèce humaine.
Récemment, les libéraux de gauche ne se sont pas contentés de soutenir des Républicains de gauche : ils ont aussi fait une incursion dans le Parti démocrate. Plusieurs dirigeants du Cato Institute ont soutenu la campagne de Doug Wilder en Virginie, l'un d'eux étant même devenu membre de la commission des finances de Wilder. L'attirance exercée par Wilder au détriment du Républicain de gauche Coleman est que Wilder incarne par sa personne et par sa vie à la fois la "diversité" sexuelle et raciale tellement aimée des libéraux de gauche. Il est toutefois typique que leur sens aigu de la politique les ait fait s'embarquer avec enthousiasme dans le bateau de Wilder juste avant qu'il ne coule sans laisser la moindre trace...
La nouvelle devise de presque tous les libéraux de gauche pour ce qui est de choisir des candidats du Parti libertarien est devenue : "fiscalement conservateur, mais socialement tolérant." La signification de l'expression "fiscalement conservateur" peut se réduire, et se réduit dans les faits, à bien peu : elle signifie habituellement dépenser, ou proposer de dépenser, un peu moins que leurs adversaires politiques, ou encore ne pas trop augmenter les impôts.
"Socialement tolérant", tournure au mieux vaseuse, est une expression codée pour un ensemble de politiques et de caractéristiques éparses : attachement aux droits des homosexuels, aux droits civiques et généralement et par-dessus tout, ne pas être "rempli de haine" comme la droite chrétienne, Pat Buchanan et le Rothbard-Rockwell Report. Alors que nous ne sommes tous par définition que des brutes épaisses suant la "haine" par tous les pores, les libéraux de gauche, comme nous le savons tous si bien, ne sont que de braves gars, leurs êtres n'émettant que des ondes d'amour, de générosité et de chaleur d'esprit. Et, comme nous disons à New York, que leur vie soit la plus longue possible ! De fait, je n'ai pas la même expérience personnelle des néoconservateurs que certains d'entre vous, mais je peux vous assurer que les libéraux de gauche valent les néoconservateurs en ce que vous ne voudriez pour rien au monde avoir affaire à eux. Faites moi confiance pour ça.
Pour être "socialement tolérant", il ne faut bien entendu pas émettre la moindre critique sur l'idée d'immigration libre. Au contraire, il convient de la soutenir sans réserves. Avec les libéraux de gauche et les néoconservateurs, toute proposition, quelle qu'en soit la raison, de limiter l'immigration ou même de réduire le flux d'illégaux est automatiquement et hystériquement dénoncée comme raciste, fasciste, sexiste, hétérosexiste, xénophobe, et toute la panoplie d'épithètes injurieux à portée de main. (Bien que les néoconservateurs semblent, curieusement, faire une exception flagrante envers ceux qu'ils appellent de manière assez vague les "terroristes arabes".) Les choses en sont venues à un tel point que le Parti libertarien, qui s'était opposé avec force et de manière constante à tout impôt et à toute dépense de fonds publics, est maintenant en train de changer rapidement de politique et d'attitude, y compris sur ce sujet, pourtant depuis longtemps cher aux coeurs libéraux.
En Californie, il y aura en Novembre de cette année un vote sur une proposition remarquablement simple et intitulée "Save Our State" [Sauvons notre État], qui pourrait être reprise par tout Américain des classes ouvrières ou moyennes. En fait, ceux qui la connaissent en sont des partisans enthousiastes. Cette proposition interdit tout usage de fonds publics en faveur d'étrangers en situation irrégulière. La plupart des gens, bien sûr, pensent ces illégaux devraient plier bagage et retourner chez eux, mais certainement pas bénéficier aux frais du contribuable de l'aide médicale et des écoles publiques, ainsi que de tout l'appareil de l'État-providence.
Comme vous pouvez l'imaginer, tout l'establishment et tous les groupes bien-pensant se sont opposés avec hystérie à cette proposition. Dans cette coalition on pouvait évidemment retrouver le grand patronat, les syndicats, les associations d'enseignants, les médias, les experts, les professeurs, et toutes les élites faiseuses d'opinion, bref les suspects habituels [the usual suspects]. Ces groupes ont tous dénoncé "Save Our State" comme un encouragement à la diffusion de l'ignorance et du mal. Les partisans de la proposition furent dépeints comme pleins de haine, racistes, sexistes, hétérosexistes, xénophobes, etc. Les seuls à la défendre étaient un ensemble d'organisations inconnues, véritablement populaires, qui essaient d'éviter plutôt qu'elles ne recherchent la publicité parce qu'elles ont déjà reçu des menaces de mort et d'attentat à la bombe, probablement de la part des membres de la "communauté illégale" que l'on appelerait normalement "gangsters" s'il n'y avait le politiquement correct.
Notre collaborateur Justin Raimondo est, je suis fier de le dire, le coordinateur de "Save Our State" à San Francisco et il rapporte que le chef de la section de San Francisco du Parti libertarien (je dois préciser ici que l'État de Californie est peut-être le seul où le Parti a de nombreux membres et ne se résume pas à une organisation de papier) s'oppose à cette proposition - une première chez les libéraux : s'opposer à une réduction d'impôts !
Quel raisonnement a-t-il conduit le Parti libertarien à abandonner précipitamment le contribuable et les droits de propriété en faveur du politiquement correct ? C'est que l'application de la proposition "Save Our State" pourrait représenter une menace pour les libertés civiles ! Mais l'application de n'importe quelle mesure, bonne ou mauvaise, pourrait bien sûr menacer les libertés civiles et ce n'est pas une excuse pour refuser de voter un projet valable. Les frontières, apparemment, ne doivent pas seulement rester grandes ouvertes : il faut aussi encourager cette ouverture et la financer au frais du contribuable américain. La confusion entre public et privé, le changement de définition des "droits" sont visiblement allés si loin que tout immigré en situation irrégulière a maintenant le droit de lessiver le contribuable pour un montant que Dieu seul connaît. Bienvenue dans le libéralisme étatiste !
L'opposition aux impôts s'est en fait systématiquement affadie. Le Cato Institute s'est récemment déclaré en faveur de la campagne richement dotée réclamant la suppression de l'impôt sur le revenu pour le remplacer par un impôt sur les ventes. La revendication de le Vieille Droite et des vieux paléos, telle que je me la rappelle depuis mes années de jeunesse, était de supprimer le Sixième amendement et l'impôt sur le revenu, point. La variante actuelle constitue une proposition bien différente. En premier lieu, elle repose sur le slogan que les conservateurs ont hérité des "théoriciens de l'offre" [supply-siders] et qui a été finalement adopté par presque tous les économistes et soi-disants hommes d'État : quoi qu'il arrive, et quelle que soit l'évolution de la législation des impôts, il faudrait que la modification de la loi soit "neutre" quant aux rentrées fiscales, c'est-à-dire que le montant total de la récolte ne doit jamais baisser.
On n'explique jamais comment cet axiome s'inscrit dans la doctrine conservatrice ou libérale, ni pourquoi diable les rentrées fiscales ne devraient pas diminuer. Hein, pourquoi donc ? A la réponse habituelle, qui nous dit que nous devons nous soucier des déficits fédéraux, la réplique appropriée, que plus personne ne fait, est de diminuer fortement les dépenses de l'État. Ce qui exige bien sûr que l'on en revienne à la vieille définition démodée de la "diminution du budget", i.e. une véritable diminution du budget, et non que l'on accepte le sens actuel qui signifie diminution de son "taux de croissance" ou diminution se fondant sur une prédiction de croissance du Congrès ou de la présidence, basée sur des hypothèses inévitablement douteuses. Comme l'a souligné un numéro récent du Free Market, la lettre du Mises Institute, il y a de graves défauts dans cette idée de remplacer l'impôt sur le revenu par un impôt sur les ventes.
En premier lieu, et contrairement au caractère prétendument "réaliste" et "pragmatique" de cette proposition, elle ne conduirait pas en pratique à la suppression de l'impôt sur le revenu, mais plutôt à l'ajout d'une nouvelle taxe sur les ventes à notre sordide législation fiscale actuelle. En second lieu, si la part "personnelle" de l'impôt sur le revenu était éliminée, la part "patronale" demeurerait. De cette façon, l'abominable Gestapo fiscale resterait intacte et continuerait à examiner les livres de comptes et à s'immiscer dans nos vies. De plus, une taxe de 30% sur les ventes réclamerait également des mesures lourdes pour la faire respecter, de sorte qu'un nouveau service du Ministère des finances devrait rapidement mettre son nez dans les comptes de chaque commerçant du pays. Il ne me semble pas nécessaire d'avoir un doctorat ou un sens théorique très poussé pour prévoir ces conséquences. Ce qui conduit à mettre en doute la bonne foi des partisans de cette réforme.
En parlant de bonne foi : l'une des pires histoires de tous les instituts défendant l'économie de marché, ainsi que de tous les journaux et institution libéraux "officiels", fut de soutenir comme de nombreux autres moutons tout le tintouin fait autour de l'ALENA [Accords de Libre-Échange du Nord de l'Amérique, en anglais NAFTA], et désormais en faveur de l'Organisation Mondiale du Commerce. Le Fraser Institute canadien a réussi, sans rencontrer la moindre résistance, à conduire presque tous les instituts libéraux du pays vers ce qu'ils ont appelé le "Réseau de l'ALENA" ["Nafta Network"], qui a consacré des sommes sans précédent à une agitation, une propagande et de prétendues "recherches" sans fin, destinées à faire passer l'ALENA. Et pas seulement les instituts : les ont rejoints un grand nombre de libéraux et de sympathisants du libéralisme que l'on trouve parmi les chroniqueurs, écrivains et experts.
Le développement de ce processus nous a apporté quelques distractions macabres. La ligne suivie au départ par ces libéraux de gauche était la ligne Bush-Clinton : à savoir que l'ALENA favoriserait, et en serait même une condition indispensable, le beau concept de libre-échange, devenu article de foi des Républicains conservateurs lors des présidences Reagan. L'unique opposition à l'ALENA proviendrait donc uniquement d'une alliance constituée de protectionnistes déconcertés ou plus probablement méchants : des responsables syndicaux socialistes, le détestable Ralph Nader, des fabricants nationaux inefficaces à la recherche de tarifs protecteurs et leurs larbins. Pire encore, on y trouve des alliés remplis de haine, protectionnistes, xénophobes, racistes, sexistes et hétérosexistes, tel Pat Buchanan.
C'est à ce moment que Pat Buchanan fit un coup de maître, déconcertant les forces pro-ALENA. Il attira l'attention sur le fait que des partisans du libre-échange, aussi ardents et puristes que Lew Rockwell, moi-même et le Mises Institute, ou encore les membres du Competitive Enterprise Institute, s'opposaient à l'ALENA parce qu'il s'agit de mesures faussement libérales, qui comprennent de nombreuses restrictions au libre-échange, notamment des contrôles socialistes en ce qui concerne l'emploi et le respect de l'environnement. Et parce que, de plus, ces mesures sont particulièrement dangereuses, ajoutant des restrictions intergouvernementales aux restrictions internationales, et qu'il faudra les faire respecter par de nouvelles organisations intergouvernementales ne devant rendre de compte à personne et certainement pas aux électeurs des nations concernées.
Il est amusant de voir que les propagandistes pro-ALENA durent changer leur fusil d'épaule dans la précipitation. Ils furent obligés de nous attaquer, soit nominalement soit sur le plan général. Comme ils ne pouvaient pas nous dépeindre comme des protectionnistes, ils eurent à se battre simultanément sur deux fronts, attaquant les méchants protectionnistes de droite et de gauche tout en dénonçant simultanément notre pureté excessive quant au libre-échange, reprenant ainsi l'expression de Voltaire, que je commence à détester presque autant que les mots "aliénation" et "tolérance" : le mieux est l'ennemi du bien. En fait, bien sûr, NAFTA et OMC ne sont en aucun cas le "bien" : ils ne font qu'empirer la situation et sont considérés comme des "maux" par tout libéral au véritable sens du terme.
Quelques libéraux de gauche ont répondu à nos critiques du projet de gouvernement mondial que seuls des xénophobes et des étatistes pouvaient se soucier de "souveraineté nationale", parce que d'après les grandes théories libérales seul l'individu est souverain, pas la nation. Je ne souhaite pas discuter longuement de ce point. Mais, pour moi, il devrait être évident à tout libéral que l'ajout de nouveaux niveaux de gouvernement, plus élevés et plus étendus, ne peut qu'augmenter l'étendue et l'intensité du despotisme, que plus ces niveaux sont élevés, moins ils sont soumis au contrôle, à leur limitation ou à leur suppression de la part de la population.
Mais je constate de plus en plus qu'on ne peut jamais rien considérer comme évident avec les prétendus libéraux. De fait, Clint Bolick, éminent théoricien et activiste libéral sur le plan juridique, a écrit un livre pour le Cato Institute où il étudie de façon étrange l'Amérique d'aujourd'hui pour en conclure que la véritable tyrannie, la véritable menace pour nos libertés, ne serait ni le Léviathan fédéral, ni le Congrès, ni l'exécutif, ni encore le nombre sans cesse croissant des despotes à vie qui composent la magistrature fédérale. Non rien de tout cela : la véritable menace pour nos libertés serait au contraire les gouvernements populaires locaux.
Il me semble impossible de tenir un quelconque raisonnement ou d'avoir la moindre discussion avec des gens qui étudient la vie actuelle des Américains et en arrivent à de telles conclusions. Qualifier ces individus de "libéraux", comme dire des partisans l'ALENA qu'ils sont en faveur du "libre-échange", c'est déformer le sens des mots au-delà de tout entendement. Comme avec les décontructionnistes, nous entrons avec les libéraux de gauche dans un monde à la Humpty Dumpty, où les mots ne veulent dire que ce qu'on choisit de leur faire dire et où la véritable question est de savoir qui sera le maître.
En parlant de celui qui sera le maître, les partisans de l'ALENA ont eu le toupet d'accuser la "coalition" des protectionnistes et des authentiques partisans du libre-échange d'être payés par la méchante industrie textile. Cette accusation, tenez-vous bien, provient d'institutions largement subventionnées par les gouvernements mexicain et canadien, par des lobbyistes mexicains et canadiens, ainsi que par des entreprises et des donateurs issus des industries d'exportation. Car une des vérités bien tues de la politique étrangère américaine depuis la Deuxième Guerre Mondiale et même depuis 1930, y compris pour ce qui est des négociations commerciales, des traités et accords entre États, du prétendu "libre-échange" et des échanges commerciaux, tout comme pour tous les programmes d'aide internationale, cette vérité c'est que la motivation principale était de mettre en place des subventions publiques, payées par les contribuables, aux industries d'exportation et aux banquiers qui les soutiennent. On peut parler d'individus élevés en serre !
Je ne voudrais pas clore ce chapitre sur l'ALENA sans mentionner brièvement la réponse étonnante du Parti libertarien. Rappelons à nouveau que le Parti s'était autrefois toujours opposé à toute forme de restrictions ou de contrôles commerciaux entre États. Et pourtant, l'auguste Comité national qui dirige le parti entre deux conventions - qui sont de plus en plus rares d'ailleurs, s'est senti obligé d'émettre un communiqué soutenant l'ALENA au point culminant de la controverse, jetant ainsi tout son poids dans la bataille.
Celui qui dirige en réalité le Comité national est lui-même un théoricien libéral reconnu. Seule la nostalgie de ses anciennes idées, ou un minimum d'intégrité, l'a empêché d'essayer de répondre à nos critiques. Malheureusement il a dû pour ce faire avoir recours au type d'argument autrefois en vogue dans ces minuscules organisations (véritables sectes) au nom si grandiose, comme le Parti International Révolutionnaire des Travailleurs. A savoir : lui et le Comité national reconnaissent qu'il y a un problème avec l'ALENA, que son organisation bureaucratique internationale pourrait bien signifier des restrictions dépassant ses prétendus caractéristiques libérales. Mais, concluent-ils, il ne faut pas s'en soucier parce que, dans ce cas, le Parti libertarien mettrait tout son poids politique pour arrêter cette dérive. Quel soulagement de savoir que le Parti libertarien se mettra en travers de l'ALENA et de ses inévitables conséquences !
Lorsque l'alliance "paléo" commença à gagner en influence, nous fûmes pendant un moment la cible de violentes attaques de la part des néoconservateurs, rejoints désormais par les nouveaux "libéraux officiels". Virginia Postrel, éditrice du mensuel Reason, s'est en un sens fait une spécialité des attaques contre la droite proche de Buchanan. Elle la dénonce habituellement pour sa prétendue opposition au "changement" ; en fait elle fait un peu penser aux harpies médiatiques qui faisaient écho aux partisans de Clinton durant la campagne présidentielle, chantant la nécessité du "changement", apparemment changement pour le changement, sans autre but, et qu'elle confond avec une étrange Société des Possibles [Opportunity Society]. La véritable question est toutefois bien de savoir de quel changement il s'agit, pour quoi faire et dans quelle direction ? Les paléos, après tout, sont de grands partisans du changement, d'un changement radical qui plus est. Sauf que mon petit doigt me dit que le changement que nous recherchons - réactionnaire et plein de haine - n'est pas exactement le type de "changement, changement, changement" dont parlent cette éditrice et autres néoconservateurs ou Clintoniens.
Ce mois-ci, elle a écrit un éditorial dénonçant la coalition anti-GATT, qu'elle considère très curieusement comme "des partisans de l'immobilisme... en appelant à la puissance de l'État pour bloquer le processus dynamique des marchés et du choix individuel." Qu'elle puisse interpréter une mesure soutenue avec enthousiasme par le président Clinton et le reste de l'establishment étatique comme un exemple du marché et de choix individuel s'opposant à la puissance de l'État, voilà qui dépasse l'entendement.
Une autre anecdote a suscité la colère de notre éditrice, toujours dans ce même éditorial. Ici aussi elle trouve une coalition de l'immobilisme essayant de bloquer le processus bénéfique de la croissance économique dans un marché libre. Ici aussi nous avons une coalition de progressistes, de conservateurs, de résidents du coin, d'historiens et de toute sorte d'autres personnes essayant de conserver et d'honorer l'héritage américain et essayant d'empêcher la construction sur les lieux mêmes de la Bataille de Manassas d'un parc à thème Disney traitant de l'Histoire américaine. L'une des raisons principales pour empêcher cette "Esneirisation" du Nord de la Virginie est la version politiquement correcte de l'Histoire que veut infliger à des visiteurs ne se doutant de rien l'historien en chef d'Eisner : Eric Foner, marxiste-léniniste notoire.
Foner, au passage, dans une illustration parfaite de cette alliance entre la gauche et les néoconservateurs, était, lors d la première année de présidence Reagan, le principal "expert" à aider Irving Kristol et les néoconservateurs dans leur dénonciation de Mel Bradford comme "raciste" et "fasciste", pour avoir eu l'audace de critiquer l'un des principaux despotes de l'Histoire américaine : Saint Abraham Lincoln, qui, par bien des côtés, est le prédécesseur du "Docteur" King en ce qu'il nous aide à séparer rapidement le bon grain de droite des diverses variétés d'ivraie de gauche.
Dans son article, Postrel décrit cette coalition contre le parc à thème comme une "coalition de la gauche opposée à la croissance et des conservateurs attachés au sang et à la terre." En un certain sens il n'est pas surprenant que l'éditrice, libérale de gauche, oublie de signaler que le projet se propose d'infliger une version politiquement correcte, marxiste léniniste, de l'Histoire américaine à des touristes innocents et que donc elle ne s'y intéresse pas. Mais Pat Buchanan, une fois encore, jeta une clé à molette dans la machine de propagande de la gauche libérale en signalant que votre serviteur, dans un article du Free Market, avait montré que ce parc à thème Disney n'était nullement le résultat du marché, mais bel et bien un projet dépendant explicitement d'une subvention de 160 millions de dollars, payés par les contribuables de l'État de Virginie.
Est-ce réellement une preuve d'immobilisme, de refus de la croissance et du libre-échange que de s'opposer à un projet exigeant une aide des contribuables à la hauteur de 160 millions de dollars ? Comment cette éditrice prétend-elle défendre son soutien face à cette critique, émanant de la part de quelqu'un qui, pour le moins, peut être considéré comme un peu plus libéral et opposé à l'État qu'elle ne l'est ? Sa ligne de défense est assez instructive et particulièrement peu convaincante. Son commentaire est le suivante, reproduit intégralement : "l'objection des partisans du libre-échange expliquant que ce parc touche des subventions ne constitue pas le coeur du débat." Eh bien, c'est ce qui s'appelle répondre à cet argument.
L'une des raisons principales qui aurait à ce qu'il paraît conduit les libéraux à haïr la religion est qu'ils seraient eux, les libéraux, des défenseurs acharnés de la raison avant tout, alors que les croyants seraient inévitablement trompés par ce que les rationalistes aiment appeler une "superstition". Il est instructif de réfléchir sur la qualité des capacités de raisonnement que ces libéraux ont montré lors de leur éloignement de la liberté et des droits de propriété.
Retournons maintenant à une dernière mesure qui illustre le "Grand Bond en Avant Étatiste" du mouvement libéral. Il s'agit de spn soutien au programme de bons scolaires, proposition que les libéraux de gauche de Californie ont soumis sans succès au vote en novembre dernier. Les néoconservateurs et les libéraux de gauche entrèrent joyeusement dans la bataille californienne du bon scolaire, qu'ils ont largement financée, convaincus de n'avoir d'autres adversaires que les habituels et syndicats d'enseignants et de progressistes.
Le libéraux de gauche utilisèrent à cette occasion leur mot ronflant favori, "choix", qu'ils avaient d'abord appliqué au choix des femmes quant à l'avortement, et qu'ils voulaient désormais étendre au choix des parents et des enfants quant aux écoles à fréquenter, et au choix entre écoles privées et publiques. Ayant anticipé le déroulement du débat, les partisans du bon scolaire menaient tranquillement leur campagne quand ils furent à nouveau éclipsé par un article influent de Lew Rockwell dans le Los Angeles Times, article qui constitua, d'après ce qu'ils avouèrent tristement un peu plus tard, la plus grande force ayant conduit à l'échec de leur plan. Lew sortit du débat habituel pour souligner des points auxquels tenaient particulièrement les parents et les contribuables californiens mobilisés dans la critique du système d'école publique.
Lew souligna que (1) l'État-providence et le fardeau subi par les contribuables augmenteraient au lieu de diminuer avec la mise en place de ce programme de bons scolaires ; et (2) que si les enseignants des écoles publiques peuvent certes s'opposer à ce programme, ce qui est bien plus important et plus dangereux, c'est que ce programme conduirait à un contrôle des écoles privées plus strict de la part de l'État, ces écoles étant pour l'instant encore en grande partie à l'abri des intrusions gouvernementales. Le gouvernement contrôle toujours ce qu'il subventionne et, dans le cas du bon scolaire, l'État serait obligé de définir de qui constitue une "école" afin qu'elle puisse toucher les aides.
Comme pour tout programme de redistribution, l'étendue des choix des bénéficiaires ne peut croître qu'aux dépens des perdants, en l'occurrence des parents d'enfants allant aujourd'hui dans une école privée. Cet argument se révéla non seulement être une véritable bombe, mais Lew utilisa, pour la première fois je crois, un autre argument puissant et sensible ; (3) le programme de bon scolaire détruirait les écoles publiques de banlieues aujourd'hui relativement bien et soigneusement protégées, parce qu'elles seraient obligées d'accepter tous ceux qui viendraient d'autres quartiers.
En bref : ces écoles de quartiers, contrôlées dans une certaine mesure par les parents et les contribuables locaux, seraient forcées d'accepter les hordes de la jeunesse inéducable et même criminelle du centre-ville. Les choix de ces parents de banlieue diminueraient. Non seulement les enfants des banlieues seraient en danger, mais la valeur de leurs biens immobiliers, reposant pour une bonne part sur leur déménagement pour des quartiers comportant d'assez bonnes écoles, serait en grand péril.
Alors que ce dernier argument de Lew Rockwell, très politiquement incorrect, fut en butte à l'hystérie prévisible des libéraux de gauche, qui l'accusèrent comme d'habitude de racisme, sexisme, hétérosexisme, etc., etc., son argument fut particulièrement efficace là où il le fallait : chez les habitants de la classe moyenne des banlieues, qui étaient jusque là prêts à voter en faveur du programme de bon scolaire. Il n'y a pas de meilleur témoignage de la puissance des idées, quels que puissent être l'ambiance politique préalable ou les soutiens financiers.
Une remarque générale : il y a quatorze ans, le Parti libertarien mena sa campagne présidentielle la plus richement dotée, et donc la plus largement relayée par les médias. Lors de cette campagne, menée par ce qui déjà n'était certainement pas son aile la plus puriste, les médias, qui s'y intéressaient pour la première fois, demandèrent qu'on leur explique en quelques mots ce qu'était le "libertarianisme". La réponse fut : un "progressisme combiné avec un faible niveau d'impôts" [Cf. la remarque initiale. NdT]
Le chef absolu de cette campagne, Ed Crane, est désormais à la tête de l'un des instituts libéraux américains les plus en vue. Récemment, lui et ses collègues ont fourni une autre formule résumant l'essence du libéralisme. "Un "progressisme de marché" [Ibid. NdT]. Il est à noter que si l'ancienne définition faisait encore référence à des impôts réduits, le nouveau credo peut être accepté par presque tout le monde. Après tout, la plupart des socialistes se présentent comme "progressistes" et tous les socialistes acceptent désormais un certain type de marché. Cette expression pourrait donc être, et a peut-être été, retenue par notre président, le bien peu libéral William Jefferson Blythe Clinton IV, tout comme par le dernier dirigeant de la défunte Union soviétique, Mikhaïl S. Gorbatchev. Vous avez dit respectable et au sein du courant dominant ?
Ces dernières semaines, le même théoricien éminent du "progressisme de marché" [Ibid.]. a décidé de combattre ce qu'il considère comme le grand danger représenté par le mouvement populiste de droite. Il propose à la place de ce dernier une "Révolution de velours", terme qui semble bien plus étrange et bien plus exotique aux États-Unis qu'il ne l'était en République tchèque.
Cette Révolution de velours qui, selon notre éminent libéral de gauche, limitera le gouvernement fédéral "sans perturbations", est un simple ensemble de trois mesures légales. L'une consiste à remplacer l'impôt sur le revenu par une taxe sur les ventes, proposition dont j'ai déjà parlé. La deuxième consiste à limiter les mandats et la troisième consiste à faire passer un amendement obligeant à l'équilibre du budget. Le problème avec cet ensemble est de ne rien arranger, mais plutôt d'empirer les choses : au mieux, on peut tromper les masses en leur faisant croire que Washington a été dompté et à les conduire à abandonner tout intérêt pour le sujet. C'est peut-être d'ailleurs l'objectif.
Très brièvement, l'amendement exigeant un budget équilibré est un bobard et une escroquerie intellectuelle. Hormis les clauses dérogatoires permettant au Congrès d'échapper facilement à cet amendement, le fait qu'il représenterait une excuse facile pour justifier la hausse des impôts, et le fait que le gouvernement fédéral peut aisément mettre ses dépenses dans la partie "activités hors budget" comme il le fait déjà, le prétendu "équilibre" ne concerne que les projets de dépenses futures et non le budget actuel. Or tout le monde peut bel et bien prévoir n'importe quelles dépenses futures.
Enfin, il n'y a aucune obligation associée : les membres du Congrès votant en faveur de budgets non équilibrés seront-ils tous virés et éliminés ?
Ce qui m'amène à la troisième partie de cette triade : la limitation tellement vantée des mandats. Je n'ai pas d'opposition au concept en soi. Le problème, c'est que la limite des mandats ne peut restreindre que ceux des élus du Congrès ou des États, alors que le bras législatif est de loin celui qui a le plus grand pouvoir parmi les trois branches du gouvernement. De ces branches, les élus du Congrès et des États sont les seuls à devoir rendre des comptes au public et à être soumis aux représailles des électeurs. Ce sont les seuls dont nous pouvons nous débarrasser rapidement et pacifiquement. Comparez cette situation avec celles des autres branches néfastes, qui ne sont pas soumises à un mandat.
Il y a l'exécutif, au sein duquel seul le Président est élu pour une durée limitée, malgré les ronchonnements de tous les partisans de la "démocratie". Le reste de notre vaste bureaucratie fédérale ne peut pas être changé par le public. Véritables despotes, ils ont été congelés sur place par le système du "service public", imposé au public par les élites intellectuelles et médiatiques de la fin du dix-neuvième siècle Et il y a pour finir les véritables et abominables tyrans de notre époque, j'ai nommé la justice fédérale sans bornes et qui s'emballe : elle jouit d'un pouvoir virtuellement absolu sur chaque ville et village ainsi que sur la vie de tout un chacun. Et à son sommet, on trouve la Cour suprême et ses despotes inamovibles. Si les gens commençaient à proposer, par exemple, de supprimer l'administration fédérale et de limiter à deux ans les fonctions de juge fédéral, alors je commencerais à les considérer comme une solution au problème plutôt que comme une partie du problème.
En conclusion : contrairement aux libéraux de gauche qui tentent désespérément d'arracher ses dents à la révolution populaire, je crois que les jours du "réalisme" de Washington, répandu à la fois chez les conservateurs et chez les libéraux de gauche, sont comptés. Il existe désormais un puissant mouvement populaire, qui se lève partout au coeur de l'Amérique : mouvement radical et populiste de droite, conduit par une détestation profonde et un mépris envers, tout d'abord évidemment les Clinton et leur répugnante équipe, puis Washington en général, ses idéologues et sa culture, enfin tous les politiciens en général et ceux habitant Washington en particulier.
Cette droite populaire est très différente de ce que nous avons connu jusqu'ici. Elle déteste profondément les médias dominants et ne leur accorde aucune confiance. De plus, elle ne voit pas l'utilité des organisations de Washington et de leurs dirigeants traditionnels. Ce peuple ne se satisfait pas de devoir financer ces organisations et de devoir suivre docilement leurs ordres. Ses membres ne sont peut-être pas "socialement tolérants". Mais ils sont mauvais coucheurs, en ont marre du gouvernement fédéral et sont de plus en plus en colère. Dans cette atmosphère naissante, la stratégie supposée être pragmatique de Washington, consistant à faire la lèche au pouvoir, n'est pas seulement immorale et sans principes : elle ne peut plus marcher, même à court terme. Les les classes ouvroières et les classes moyennes opprimées sont enfin en marche, et ce nouveau mouvement de droite n'a pas de place pour les traîtres de l'élite qui les ont si longtemps menés par le bout du nez, ni de temps à perdre avec eux.
par Murray Rothbard
Texte paru dans le Rothbard-Rockwell Report, Novembre 1994.
Repris dans "The Irrepressible Rothbard" (2000) publié par The Center for Libertarian Studies
[Remarques du traducteur : Hervé de Quengo
Dans le texte suivant, Rothbard emploie systématiquement le terme de "libertarian" que j'ai traduit par "libéral" et "libertarien" de manière quelque peu aléatoire. (Il emploie en particulier l'expression "left-libertarian", traduite par "libéral de gauche", pour désigner les membres du courant libertarien américain auxquels il s'oppose, alors que le terme "left-liberal", qu'il utilise aussi, signifie en gros "socialiste" sous sa plume, selon l'usage aux États-Unis.) Si le terme "libéral" devrait suffire, n'ayant pas (encore ?) la connotation interventionniste américaine, certains aspects de la critique de Rothbard sont plus particuliers aux développements du courant "libertarien" américain (qui est par ailleurs souvent considéré comme plus intransigeant, alors que Rothbard nous montre certaines de ses dérives) et c'est pourquoi j'ai fait jouer l'alternance. Il ne faut donc pas chercher d'intention de distinguer les deux attitudes chez Rothbard..
Ici la controverse d'un jeune socialiste, l'ineptie du jour
Le libéralisme est étatiste
Le libéralisme peut être divisé en deux grands courants fondamentaux contemporains : le libéralisme humaniste de Friedrich Hayek et Pascal Salin, et le libéralisme
utilitariste de Catherine Audard, auquel on peut aussi rattacher John Rawls ou John Stuart Mill.
Ces deux courants affirment généralement leur filiation au libéralisme classique, développé entres autres par Adam Smith, mais le libéralisme utilitariste se démarque en revendiquant sa filiation
au nouveau libéralisme du XIXème siècle. De nos jours, le libéralisme humaniste est qualifié régulièrement par ses opposants de néo-libéralisme, ou d'ultra-libéralisme.
On peut en outre considérer le libérisme italien comme pouvant aussi être rattaché, peu ou prou, à ce courant. Quant au libéralisme utilitariste, on le qualifie généralement de nos jours
de social-libéralisme.
Dans cet essai, je m'efforcerai de montrer que le libéralisme humaniste est étatiste.
Étant donné que le libéralisme utilitariste ne s'est jamais réclamé de l'anti-étatisme, je ne chercherai pas à montrer que ce courant du libéralisme est étatiste. On peut en
effet considérer que pareil exercice serait trivial, étant donné que le libéralisme utilitariste a toujours réclamé l'interventionnisme étatique comme nécessaire et souhaitable à la réalisation
de son projet de société.
La plupart des libéraux humanistes prétendent généralement, et sûrement sincèrement, que le libéralisme est une idéologie politique anti-étatiste. Néanmoins, ils se trompent, comme j'essayerai de
le démontrer dans cet essai. En effet, s'il est vrai que le libéralisme humaniste se réclame de l'anti-étatisme, il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une simple posture, qui ne s'accorde pas
avec les implications des fondements doctrinaux du libéralisme humaniste, étant donné que ces derniers impliquent un étatisme certain.
Cette thèse a, à ma connaissance, rarement été soutenue. Karl Marx, Friedrich Engels, Vladimir Ilitch Oulianov, et tous les penseurs marxistes et marxiens, se sont en
effet généralement contentés de définir le libéralisme (humaniste) comme la simple expression idéologique des intérêts de la classe bourgeoise ou dominante. Ils n'ont donc pas cherché
explicitement à montrer le caractère étatiste du libéralisme, bien que leurs écrits puissent être interprétés dans ce sens dans bien des cas.
Par ailleurs, je souhaiterais préciser quelques termes afin de pouvoir permettre une compréhension optimale de ma thèse.
Tout d'abord, le libéralisme humaniste est une idéologie politique, préconisant l'organisation de la société sur le principe de la liberté individuelle. Une idéologie politique est un projet de
société articulé politiquement, fondé sur une certaine lecture de la nature huamine et sur certaines valeurs.
L'étatisme peut être compris dans certains cas comme une idéologie politique à part entière, préconisant l'intervention de l'État dans la société.
Mais dans cet essai, je considérerai simplement l'étatisme comme un synonyme d'interventionnisme étatique. Autrement dit, je ne considérerai l'étatisme que comme un composant d'une idéologie
politique, et non comme une idéologie politique en lui-même.
L'argument en faveur de ma thèse est découpé en huit prémisses que je présenterai et défendrai successivement. L'enchaînement des prémisses est formé par une série d'implications tirées des
principes fondamentaux du libéralisme humaniste.
1. Le libéralisme humaniste implique la propriété privée des moyens de production.
Le libéralisme humaniste implique la propriété privée des moyens de production. Par conséquent, on ne peut imaginer une société libérale où la propriété des moyens de production serait commune ou
collective.
Je considère qu'un moyen de production est tout ce qui sert à produire dans une proportion supérieure à celle de l'individu. Par exemple, l'individu (ou le ménage) produisant des légumes et des
fruits pour sa seule consommation dans son potager n'est pas le propriétaire d'un moyen de production, mais d'un bien (ou d'un moyen) de consommation. On notera en outre que le terme « moyen
de production » est relativement neutre (soit sans connotation partisane), étant donné que des penseurs comme Karl Marx ou Friedrich Hayek, l'utilisent aussi bien l'un que l'autre.
Le libéralisme humaniste implique que l'individu ne doit jamais être soumis contre sa volonté à à une décision à laquelle il n'adhère pas librement. C'est le principe de la liberté individuelle.
Ce principe signifie donc qu'un régime politique dictatorial est incompatible avec le le libéralisme humaniste, mais cela signifie aussi qu'un régime politique démocratique qui prendrait ses
décisions par vote à la majorité, est lui aussi incompatible avec le libéralisme humaniste. Seule une démocratie prenant ses décisions par vote à l'unanimité serait compatible avec le libéralisme
humaniste. Ce développement implique que le libéralisme humaniste ne peut impliquer aisément (puisque toute décision collective doit se faire à l'unanimité) une organisation de la société fondée
sur autre chose que des principes protégeant la liberté individuelle de toute atteinte.
Le libéralisme humaniste ne peut donc que difficilement impliquer une organisation de la société sur le principe de la propriété collective ou étatique des moyens de production. Je ne dis pas que
cela soit théoriquement impossible, mais que c'est difficilement envisageable, et dans le cas où cela serait mis en pratique, pareille organisation volontaire ne saurait être que temporaire, car
les individus changeant au fil des générations, le libre consentement évolue de même. Dans la pratique, on note que toutes les sociétés libérales se sont toujours fondées sur le principe de la
propriété privée des moyens de production.
Afin de renforcer cette prémisse, je citerais Friedrich Hayek lorsqu'il parle d'un « système de concurrence libre, basée nécessairement sur la propriété privée » (HAYEK Friedrich,La route de la servitude, Presses universitaires de France, 1946, Paris, p. 77)
Ici, Hayek dit bien qu'une société de concurrence libre (c'est à dire libérale) impliquenécessairementla propriété privée. Et il est évident
que la propriété privée générale implique la forme de propriété spécifique qu'est la propriété privée des moyens de production.
Il semble bien qu'une société libérale humaniste puisse impliquer bien plus sûrement la propriété privée des moyens de production, en accord clair avec le principe de liberté individuelle, que la
propriété collective ou étatique des moyens de production. Cette dernière dépendrait, elle, d'une utopique prise de décision collective unanime de chacun des membres composant la société libérale
humaniste.
2. La propriété privée des moyens de production implique une inégalité dans la répartition des moyens de production.
La propriété privée des moyens de production implique une inégalité dans la répartition des moyens de production entre les membres d'une société, car selon la loi de la concurrence les individus
les plus productifs accaparent les profits au détriment des individus les moins productifs. Par conséquent, les individus les individus les plus productifs ont tôt fait de disposer de davantage
de fruits de la production, alors que les individus moins productifs s'endettent, dépendant ensuite des plus productifs pour leur subsistance. Par conséquent, la dépendance des individus les
moins productifs les amènent à abandonner leurs moyens de production aux individus plus productifs, créant une inégalité dans la répartition des moyens de production.
Pourtant, une société libérale pourrait théoriquement être composée d'individus ayant strictement la même quantité de moyens de production (qualitativement égaux). Par exemple, tous les individus
d'une société libérale pourraient avoir la même portion de terre (la terre étant supposée également productive). Il s'agirait soit d'une état de fait initial, soit d'une libre décision collective
prise à l'unanimité, et non du choix de la majorité l'imposant à une minorité, soit d'un hasard conjoncturel.
Il y a deux réponses possibles que je vois à cette objection.
Premièrement, il est utopique (ou extrêmement improbable) qu'une société libérale accepte unanimement de s'organiser sur les bases d'une répartition égalitaire des moyens de production, et en
qu'en plus de cela elle accepte de déterminer collectivement la production par la planification en fonction de ses besoins et envies, étant donné que cela impliquerait une somme énorme de prises
de décision à l'unanimité sur tous les aspects quotidiens de la vie économique des individus d'une société. Mais si ces deux conditions (extrêmement improbables) ne sont pas remplies, alors la
société libérale ne peut qu'être fondée sur la propriété privée des moyens de production.
Deuxièmement, toutes les sociétés fondées sur la propriété privée des moyens de production l'ont été par une répartition coercitive des moyens de production : les plus forts s'accaparant les
moyens de production. C'est à dire que dans les faits, il n'y a jamais eu de société égalitaire fondée sur la propriété privée des moyens de production.
Par ces deux contre-objections, on ne peut que constater que la propriété privées des moyens de production implique nécessairement une inégalité dans la répartition des moyens de production.
3. L'inégalité dans la répartition des moyens de production implique un groupe possédant et un groupe non
possédant.
Par définition, une inégalité dans la répartition des moyens de production a pour conséquence un groupe social avantagé par l'inégalité de répartition, et un groupe social désavantagé.
L'inégalité dans la répartition des moyens de production implique donc un groupe possédant davantage qu'un autre.
Par la suite, je parlerai de groupe possédant (avantagé par l'inégalité dans la répartition des moyens de production), et de groupe non possédant (désavantagé par l'inégalité dans la répartition
des moyens de production).
4. La non possession des moyens de production implique une situation non désirable pour le groupe non
possédant.
En effet, de par sa non possession des moyens de production, le groupe non possédant est contraint d'offrir son temps (c'est ce qu'il possède essentiellement puisqu'il ne possède pas de moyens de
production) au groupe possédant pour obtenir de ce dernier la possibilité de produire (et donc de produire de quoi subvenir à ses besoins). Le groupe possédant est donc dans une position où il
peut réclamer au groupe non possédant une partie de son temps pour produire pour lui, alors que lui-même n'a pas forcément besoin de produire.
Il s'agit donc d'une situation de contrainte matérielle injustifiée qui ne peut que être que non désirable pour le groupe non possédant.
Cette prémisse s'apparente peu ou prou à la théorie de l'expropriation de la valeur du travail des travailleurs par les capitalistes, telle que développée par Karl Marx.
Elle établit tout comme la théorie pré-citée de Karl Marx, que la situation du groupe non possédant par rapport au groupe possédant le place dans une situation non désirable.
5. La situation non désirable du groupe non possédant implique une volonté rationnelle d'échapper ou de mettre fin à cette situation
non désirable.
La relation inégalitaire entre la situation du groupe possédant et celle du groupe non possédant est vécue comme une situation non désirable par le groupe non possédant. Cet état de fait va
impliquer chez le groupe non possédant une volonté rationnelle d'échapper ou de mettre fin à cette situation non désirable. Car, rationnellement, un individu ou un groupe social cherche toujours
à s'émanciper d'une situation où il est contraint de donner une partie de son temps à un autre individu ou à un autre groupe simplement parce que ce dernier possède quelque chose dont il a besoin
pour survivre.
En outre, on peut faire l'hypothèse que tout individu ou tout groupe social cherche à être autonome et libre, et par conséquent cherchera à éviter une situation où il n'est pas libre et pas
autonome, comme celle du groupe non possédant vis à vis du groupe possédant.
6. La volonté rationnelle d'échapper ou de mettre fin à la situation non désirableimplique une révolte envers l'inégalité de répartition des moyens de production.
La volonté rationnelle du groupe non possédant d'échapper ou de mettre fin à la situation non désirable dans laquelle le place les fondements de la société libérale (la propriété privée des
moyens de production) implique la volonté rationnelle d'éliminer la cause de cette situation non désirable.
La volonté rationnelle du groupe non possédant d'éliminer la cause de cette situation non désirable implique la suppression de la propriété privée des moyens de production.
7. La révolte du groupe non possédant envers l'inégalité de la répartition des moyens de production implique l'usage de la
coercition par le groupe possédant.
Peu importe la forme que prend la révolte du groupe non possédant, au final, le groupe possédant se retrouve nécessairement à devoir employer la coercition, s'il souhaite maintenir sa possession
sur les moyens de production.
A cette proposition, on pourrait objecter que le groupe possédant pourrait simplement accepter de supprimer la propriété privée des moyens de production. Par conséquent, le groupe possédant
pourrait accepter une propriété collective des moyens de production.
Une première contre-objection consiste à dire que, de manière rationnelle, le groupe possédant se refuse à perdre la possession des moyens de production, s'il peut la garder à un coût moins élevé
que la perte qu'il subirait par la suppression de la propriété privée des moyens de production.
Une seconde contre-objection consiste à dire que étant donné que la propriété privée des moyens de production est une caractéristique nécessaire d'une société libérale humaniste, du moment que
l'on passe à un mode de propriété collectif des moyens de production, on ne se trouve plus dans une société libérale humaniste.
Une dernière objection possible à la proposition selon laquelle, la révolte du groupe non possédant envers l'inégalité de la répartition des moyens de production implique l'usage de la coercition
par le groupe possédant, consisterait à dire que le groupe possédant pourrait simplement se contenter de redistribuer quelque peu les fruits de la production, pour calmer les velléités de révolte
du groupe non possédant, sans modifier le régime de propriété des moyens de production.
A cette objection, je répondrai que du moment que le groupe possédant agit ainsi, il n'agit plus en accord avec le libéralisme humaniste, mais en accord avec le libéralisme utilitariste, et dans
ce cas on sort du cadre de ma chaîne d'implications, puisque cette dernière parle des implications des fondements doctrinaux du libéralisme humaniste, et non de ceux du libéralisme utilitariste.
Par conséquent, pour rester dans le cadre de cet argument, il est nécessaire de ne pas sortir du cadre du libéralisme humaniste pour proposer une objection à mon raisonnement.
8. La coercition du groupe possédant pour juguler la révolte du groupe non possédant envers l'inégalité de la répartition des moyens
de production implique l'intervention de l’État.
Un monde composé d'individus isolés n'est possible que temporairement, étant donné que sans reproduction l'espèce humaine disparaîtrait. De plus, l'être humain a besoin de vivre en société, pour
des raisons de survie matérielle et de survie psychologique. Donc, du moment que l'on parle de l'être humain, alors on parle de société.
Une société sans État n'est pas possible, car toute société implique un certain niveau d'organisation, et toute organisation implique un État. Donc, du moment que l'on parle de société, alors on
parle d’État.
Étant donné que toute société implique une organisation étatique, le groupe dominant d'une société est obligé d'employer l’État contre le groupe non possédant s'il souhaite éviter que le groupe
non possédant ne l'emploie contre lui.
Par conséquent, la coercition d'un groupe social sur un autre prend toujours la forme étatique.
Et c'est pourquoi, la coercition du groupe possédant pour juguler la révolte du groupe non possédant envers l'inégalité de la répartition des moyens de production implique l'intervention de
l’État.
Afin de renforcer cette dernière prémisse qui conclut la chaîne d'implications, j'aimerais citer deux auteurs aux idées opposées, mais d'accord sur le rôle de l'Etat dans la société libérale
(humaniste).
Premièrement, Friedrich Hayek présente l’État comme légitimé pour exercer une coercition sur le groupe non possédant, comme on peut le voir dans la citation suivante : « L'Etat doit-il ou
non ''agir'' ou ''intervenir'' ? (…) Sans doute, l'Etat, par définition, doit agir. (…) L'Etat qui contrôle les poids et les mesures, pour empêcher la fraude, exerce une action ; mais
l'Etat qui tolère l'emploi de la violence par les piquets de grève, par exemple, est inactif. » (HAYEK Friedrich,La route de la
servitude, Presses universitaires de France, 1946, Paris, p. 64)
Ici, les grévistes (dont on peut légitimement penser qu'ils sont membres du groupe dominée puisque sinon ils ne tiendraient pas de piquet de grève) doivent, selon Friedrich Hayek, être réprimés
par la coercition étatique.
Deuxièmement, Selon Rémy Herrera, Karl Marx analyse l'Etat « comme un instrument de classe, (…) intervenant dans ces lutte de classes. » L'Etat est pour Marx « la forme politique
d'organisation de la bourgeoisie, qui en prend possession, se l'approprie, pour assurer l'exploitation économique du prolétariat. » (HERRERA Rémy,Brève
introduction à la théorie de l’État chez Marx et Engels, Presses
universitaires de France, 2000, Paris, pp. 4-5)
En remplaçant, « bourgeoisie » par groupe possédant, et « prolétariat », par groupe non possédant ou lésée, on peut constater
que la vision marxienne de l’État correspond au principe de Friedrich Hayek selon lesquel l’État peut intervenir pour réprimer le groupe non possédant, lorsque ce dernier s'oppose aux
conséquences de la propriété privée des moyens de production (c'est à dire lorsqu'il s'oppose à la situation non désirable dans lequel il se trouve à cause de la propriété privée des moyens de
production).
En conclusion, on ne peut que constater que le libéralisme humaniste est étatiste, puisqu'il implique nécessairement la coercition étatique pour
maintenir en place une société fondée sur ses principes fondamentaux (la propriété privée des moyens de production).
Puisque j'ai montré que le libéralisme humaniste est étatiste, et puisque le libéralisme utilitariste est lui aussi étatiste, alors on peut dire que
le libéralisme dans son ensemble est une idéologie politique étatiste. En outre, ma thèse implique que les tenants du libéralisme humaniste, les libéraux humanistes, sont étatistes. Ce qui
signifie qu'il y a une contradiction entre leur discours anti-étatiste, et la réalité des implications des fondements de leur idéologie.
A partir de ma thèse, on pourrait essayer de prouver que, le libéralisme humaniste étant étatiste, ses dérivés anarchistes, l'anarcho-capitalisme et
le libertarianisme, ne sont que des idéologies politiques dénuées d'applications concrètes. En effet, on pourrait impliquer de ma thèse que si les fondements mêmes du libéralisme humaniste
impliquent l'étatisme, alors ces mêmes fondements dans d'autres idéologies politiques dérivées devraient impliquer aussi l'étatisme. Ce qui aurait pour résultat qu'une idéologie politique comme
l'anarcho-capitalisme, prônant l'abolition de l’État et son remplacement par le libre marché, serait une contradiction, puisque ses fondements mêmes impliqueraient
l'étatisme.
Bibliographie
- AUDARD Catherine,Qu’est-ce que le libéralisme ?, Gallimard, 2009, Paris
- HAYEK Friedrich,La route de la servitude, Presses
universitaires de France, 1946, Paris
- HERRERA Rémy,Brève introduction à la théorie de l’État chez Marx et Engels, Presses universitaires de France, 2000, Paris
- SALIN Pascal,Libéralisme, édition Odile Jacob, 2000,
Paris
par Adrien Faure
Source:Utopies concrètes