La République organise des funérailles nationales pour le “poète du peuple”. Le corbillard des pauvres est suivi par un cortège de plus d’un million de personnes jusqu’au Panthéon. Qui se souvient alors du jeune écrivain chantre de la Restauration monarchiste ?
La maison de Hauteville House reçoit des milliers de lettres d’anonymes, amis de la littérature et républicains convaincus. À la suite de la publication de son roman les Misérables, Victor Hugo est submergé de témoignages de sympathie. Nous sommes en 1862, il a 60 ans. Exilé sur l’île anglo-normande de Guernesey, chassé du territoire français par Napoléon III, l’écrivain est devenu peu à peu l’emblème de la résistance au tyran. « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. » Il a dédaigné la main tendue de l’empereur, refusant de pactiser avec “Napoléon le Petit” qu’il tente de couvrir de ridicule en le comparant à son oncle.
Autour de lui, Hugo voit pourtant fléchir ses amis, las de l’exil. Un à un, ils rentrent à Paris. Lui se veut comme un chêne dans la tempête ; il ne cède pas. Bien au contraire, dans les Misérables, il raconte cette scène qui l’a tellement marqué lors du coup d’État de 1851: la mort d’un enfant, tué d’une balle perdue sur les barricades. Le mythe de Gavroche est né.
Et pourtant, c’est bien tardivement que l’écrivain s’est rallié à la République. Lors de la Révolution de 1848, il a d’abord tenté de sauver la monarchie de Juillet en proposant que la belle-fille de Louis- Philippe devienne régente au nom de son fils âgé de 10 ans, le comte de Paris. Mais il a essuyé un échec. Après la formation d’un gouvernement républicain provisoire dont fait partie son ami Lamartine, Victor Hugo est élu in extremisà l’Assemblée constituante dans les rangs du parti de l’Ordre, situé à droite de l’échiquier politique. S’il réprouve les émeutes populaires de juin 1848, il condamne tout autant le général Cavaignac qui les réprime dans le sang. Avec le coup d’État de Napoléon III va s’opérer le virage décisif qui fera oublier à Victor Hugo ses anciennes prises de position en faveur de la monarchie.
Car ce n’est pas un hasard si, jeune homme, il s’est écrié : « Je veux être Chateaubriand ou rien ! » L’auteur du Génie du christianisme, monarchiste et catholique, est alors pour lui un modèle en littérature comme en politique. À l’âge de 15 ans, Victor Hugo est nommé chevalier du Lys grâce à l’intervention de sa mère. Ce titre honorifique lui est décerné par Louis XVIII. Madame Hugo et ses trois fils portent en bandoulière leur engagement aux côtés de la Restauration monarchique. « Oh que la royauté, peuples, est douce et belle ! » Jeune, fougueux et déjà talentueux, Hugo fait partie des Ultras, les partisans du frère de Louis XVIII, plus royalistes que le roi. En 1819, il compose une ode sur le Rétablissement de la statue de Henri IV. Ce poème obtient le Lys d’or de l’académie des Jeux floraux de Toulouse.
Dans l’ivresse du succès, il fonde avec ses frères un journal, le Conservateur littéraire. Les rédacteurs en sont ses proches, écrivains monarchistes et catholiques comme lui, de Vigny à Lamennais. En 1820, Victor Hugo rédige deux odes très remarquées : la Mort du duc de Berry, assassiné par un homme qui voue une haine aux Bourbons, et la Naissance du duc de Bordeaux, héritier du précédent, celui que l’on appelle l’« enfant du miracle », le futur comte de Chambord. Le 9 mars de la même année, il se voit offrir par le roi une gratification de 500 francs. Victor Hugo ne fait pas mystère de ses opinions. « Quand on hait les tyrans, on doit aimer les rois », écrit-il dans sa tragédie Irtamène. À partir de 1822, c’est une pension annuelle de 1 000 francs qui lui est allouée. En 1825, il est invité au sacre de Charles X à Reims, pour qui il compose une nouvelle pièce. « L’oracle est enfin entendu / La royauté, longtemps veuve de ses couronnes / De la chaîne d’airain qui lie au ciel les trônes / A retrouvé l’anneau perdu. »
Mais à l’occasion des Trois Glorieuses de 1830, naufrage de CharlesX, il abandonne le parti légitimiste et se rallie aux Orléans qu’incarne Louis-Philippe. En 1841, il est élu à l’Académie française. En tant qu’ homme de lettres reconnu mais aussi en tant qu’orateur de talent, il est chargé de l’oraison funèbre du duc d’Orléans, le fils du roi, mort dans un accident de voiture à cheval. En 1845, il devient pair de France par ordonnance royale de Louis-Philippe dont il est l’un des familiers. La presse républicaine le couvre de sarcasmes qui trouvent un nouvel écho lorsqu’il est arrêté quelques semaines plus tard en flagrant délit d’adultère. Le roi étouffe le scandale au nom du génie littéraire.
Malgré cette carrière politique, ses condisciples et ses contemporains ne manquent pas d’être frappés d’étonnement par certains aspects de son oeuvre. En dehors des grandes disputes suscitées par ses pièces de théâtre au style très neuf – la bataille d’Hernani est demeurée célèbre – il a publié en 1827 l’Ode à la colonne de la place Vendôme, monument littéraire à la mémoire de Napoléon. Dans plusieurs de ses pièces, il ridiculise les rois qu’il dépeint au mieux en bourgeois, au pire en dépravés. Ceux qui connaissent son enfance sont mieux à même de comprendre les paradoxes intimes qui vont bientôt le pousser à qualifier ses écrits de jeunesse de « bégaiement royaliste ».
Fils d’un soldat de la Révolution devenu général d’Empire et d’une mère convertie au monarchisme par amour autant que par opportunisme, Victor Hugo est un condensé de toutes les contradictions de son siècle. Surpris lui-même par ses hésitations et ses revirements, il travaillera à la réécriture de sa propre légende pendant ses dix-neuf années d’exil.
Loin de la France, il vit avec les siens à Hauteville House depuis son expulsion de Jersey en 1855. Il propose à sa femme, Adèle, d’écrire le récit de sa vie. Victor et Adèle se sont connus enfants et leur couple est passé par toutes sortes de vicissitudes, de la mort de leur fille Léopoldine , jeune mariée, à la cohabitation notoire d’Adèle avec Juliette Drouet, maîtresse passionnée, logée à Guernesey non loin de la famille. C’est au cours des déjeuners qu’Adèle pose à son mari les questions propres à éclairer le passé du grand homme. Puis elle retranscrit sa parole. Ce sera Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, publié en 1863 après avoir été fortement remanié. Hugo, déjà très célèbre, veille à élaborer une légende familiale dont il sait qu’elle sera reprise par la postérité.
Élevé dans le culte de la famille royale par une mère voltairienne ?
Son royalisme originel empreint de religiosité est qualifié de “religion de ma mère”. Abandonnée par son mari et amoureuse d’un conspirateur monarchiste, parrain de Victor Hugo, sa mère, Sophie, aurait élevé ses enfants dans le culte de la famille royale. C’est oublier un peu vite qu’elle était voltairienne, ne voulait pas entendre parler de religion au point que le petit Victor ne fut pas baptisé, et se rallia opportunément à Louis XVIII en 1814 en arguant de ses liens avec son “conspirateur” exécuté par la police de Bonaparte. Napoléon était alors à l’île d’Elbe et cette mère de trois enfants recherchait la protection du nouveau prince.
Victor Hugo renforce cette image d’une enfance monarchiste en inventant une dissension politique qui aurait été la cause de la séparation de ses parents : à la très royaliste Sophie – « Parce que ma mère, en Vendée, autrefois, sauva en un seul jour la vie à douze prêtres »– , Victor oppose Léopold Hugo, général d’Empire dévoué à l’Aigle. Pourtant, lorsqu’ils ont fait connaissance en 1796, les deux jeunes gens partageaient bien les mêmes opinions. Sophie défendait la Révolution par la parole, Léopold par le sabre. En réalité, Victor Hugo ne laisse pas d’être impressionné par son père, image vivante du géant Bonaparte – « Étant petit, j’ai vu quelqu’un de grand, mon père. » La rupture entre ses parents ne l’a pas empêché de bénéficier d’une éducation très libre et très érudite du fait de la curiosité intellectuelle de sa mère. Parvenu dans la force de l’âge, l’écrivain tente de gauchir son image. Entre ses pamphlets antibonapartistes et ses romans populaires, il se crée un nouveau personnage très éloigné de celui de poète officiel de la cour du roi. L’heure n’est plus pour lui aux jeux de société. Le banni assume sa stature de symbole.
De retour à Paris après la chute de Napoléon III, il décidera de défendre ses idées librement, sans se soucier du camp auquel on peut le rattacher. Il défend le suffrage universel, « la plus admirable formule de paix publique », lutte contre la peine de mort, considère la propriété matérielle comme un droit et la propriété intellectuelle comme un trésor inestimable pour rendre les auteurs féconds. Il a vu l’instruction devenir gratuite et obligatoire peu avant sa mort et espère que les générations futures y gagneront en sagesse. Opposé à la violence en politique, il use pourtant de son influence pour tenter de faire amnistier les communards, en déroutant encore une fois son public, et il écrit :
« À terre, je ne suis qu’une barre de fer ; prenez-moi dans vos mains, et je serai un levier. »