1774-1789. Turgot avait tout dit à Louis XVI : il fallait réformer et économiser. Il fut remercié. La suite ne fut qu’une escalade de la dette jusqu’à la fin de la Révolution.
"Il y a de troublantes similitudes entre la chute de Louis XVI et l'abandon complet des rênes du pouvoir par François Hollande. Un historien
explique que nous sommes sans aucun doute en 1788 : les marges de manoeuvre sont réduites pour le pouvoir"
La crise de ses finances a emporté la monarchie absolue. Mais, comme on l’a vu la semaine dernière, c’est de tout temps que la monarchie française s’est trouvée aux prises avec des difficultés financières, de Philippe le Bel à Louis XIV. Voici le deuxième volet de notre enquête qui en comportera un troisième la semaine prochaine. L’origine de la crise de nos finances à la fin de l’Ancien Régime ? Un déficit colossal du Trésor qui s’explique par l’absence de contrôle des dépenses et l’affermage des impôts. Au moment où s’ouvre le règne de Louis XVI, en 1774, les dépenses dépassent les recettes de 22 millions de livres. Ce serait déjà grave. Mais il y a pire : 78 millions des recettes futures ont été dépensées par anticipation. Par le jeu des intérêts des emprunts et des dépenses sans justification, l’État doit 235 millions immédiatement exigibles. Au total, ce sont 335 millions qui font défaut dans les caisses de la monarchie.
Comment combler ce déficit ? L’abbé Terray, dernier contrôleur général des finances de Louis XV, ne voyait qu’une solution : la banqueroute. Mais le roi peut-il faire faillite ? Louis XVI appelle en août 1774 Turgot, qui avait appliqué avec succès dans son intendance du Limousin les principes des physiocrates partisans de la liberté économique.
Turgot annonce aussitôt son programme : point de banqueroute, point d’augmentation d’impôts (des impôts qui pèsent essentiellement sur le tiers état), point d’emprunt.
Il entend résorber le déficit par deux moyens. D’abord en pratiquant des économies : « réduire la dépense au-dessous de la recette » ; ensuite en accroissant la richesse publique, donc le rendement de l’impôt. C’est ce que nous appelons aujourd’hui la croissance. Pour l’État, rien n’est déjà plus difficile que de faire des économies.
Pourtant, Turgot obtient par surprise de Louis XVI une réduction des pensions que le roi versait à ses courtisans aux dépens de “la substance du peuple”. Il parvient à abaisser les dépenses de 24 millions, une somme supérieure de 2 millions au déficit ordinaire de 22 millions.
Stimuler l’essor économique signifiait accroître la production agricole. Turgot proclame, le 13 septembre 1774, le libre commerce et la libre circulation des grains qui ne pouvaient, jusqu’alors, circuler d’une province à l’autre sans payer des droits exorbitants, en sorte que le blé pourrissait dans certaines provinces où la récolte avait été abondante tandis que, dans d’autres régions, régnait la disette. Ce même 13 septembre, il abolit les corporations qui, par leurs règlements tatillons, paralysaient les innovations techniques.
Mais ces réformes dérangent trop d’intérêts. Les spéculateurs qui jouent sur le prix des grains, avec le prince de Conti à leur tête, provoquent des émeutes. L’abolition des corporations entraîne de son côté grèves et désordres ; s’y ajoute le mécontentement de la cour, victime des économies.
Le Parlement de Paris s’oppose aux réformes en refusant de les enregistrer. Le 12 mai 1776, Turgot est disgracié au moment où il souhaitait aller plus loin en proclamant l’égalité de tous devant l’impôt. Économies et réformes sont condamnées. À Turgot succède Necker, un banquier genevois qui ne sait qu’emprunter et qui s’y voit contraint, Louis XVI s’engageant dans la guerre d’Indépendance de l’Amérique en 1778. Coût de cette aide au combat pour la liberté d’un peuple : un milliard. Pour emprunter, Necker doit inspirer confiance. Il va jouer la transparence. Il imagine de publier sous le nom de compte rendu le tableau des recettes et des dépenses de la monarchie pour 1781. Les recettes sont de 264 millions et les dépenses de 254 millions. L’excédent est de 10 millions. Voilà qui devrait rassurer les prêteurs. En réalité, Necker a dissimulé les dépenses de la guerre d’Amérique sous prétexte qu’elles relèvent de la conjoncture. Le déficit est de 90 millions.
Des caisses vides et des emprunts désormais impossibles
Ce budget truqué ne porte pas chance à Necker. Il y a fait figurer les dépenses de la cour : 28 millions, c’est-à-dire autant que celles de la Marine.
L’opinion s’indigne et la cour est à nouveau furieuse, Necker est disgracié à son tour, le 19 mai 1781. Deux successeurs sans relief expédient les affaires courantes. À la fin de 1783, Calonne, longtemps intendant à Metz puis à Lille, est appelé au contrôle général des Finances. Il arrive dans un moment d’euphorie. La guerre d’Amérique a pris fin, des rentrées de numéraire venant d’Espagne ont lieu de façon inattendue. Calonne pourrait profiter de cette conjoncture pour alléger le poids de la dette publique. Au contraire, il dépense sans compter. C’est la grande période des fêtes de Versailles et des largesses royales.
Séduits par un tel faste, les prêteurs se précipitent. En trois ans, Calonne emprunte 487 millions.
Stratégie suicidaire ou plan mûrement réfléchi ? Les caisses finissent par se vider tandis que les possibilités d’emprunter se réduisent à néant. Au même moment, la conjoncture se retourne. Le traité de libre-échange signé avec l’Angleterre en 1786 ruine l’industrie française incapable de faire face à la concurrence anglaise. Et la récolte de blé s’annonce mauvaise. Même si la récolte est mauvaise, le paysan n’en doit pas moins verser au seigneur et au clergé les redevances en grains, champart et dîme, sans parler des impôts. Les tensions s’avivent entre ruraux et privilégiés tandis que le chômage frappe les villes, laissant les ouvriers désoeuvrés.
Calonne joue alors son va-tout. Il propose à Louis XVI un plan d’amélioration des finances dans lequel il reprend les réformes de Turgot rejetées par le Parlement de Paris et y ajoute un impôt nouveau, une subvention territoriale qui frapperait tous les sujets du royaume y compris le clergé et la noblesse. Nous parlerions aujourd’hui de “justice fiscale”. Au roi qui s’inquiète et réclame des adoucissements, Calonne ré pond, avec une grande lucidité : « Sire, ce qui est nécessaire pour le salut de l’État serait impossible par des opérations partielles et il est indispensable de reprendre en sous-oeuvre l’édifice entier afin d’en prévenir la ruine. »
C’est la subvention territoriale frappant les privilégiés, “les riches”, qui fait problème. Le roi ne peut en effet lever un impôt nouveau sans le consentement des états généraux.
C’est une loi fondamentale du royaume, comme la loi salique, une loi non écrite et donc difficile à interpréter ou à modifier.
Mais réunir les états généraux, qui n’ont pas été convoqués depuis 1614, risquerait d’ébranler la monarchie absolue. Pour tourner l’obstacle, Calonne imagine de convoquer à Versailles une assemblée de notables, triés par ses soins et représentant les trois ordres. Dans son discours il dénonce « les abus dont l’existence pèse sur la classe productive et laborieuse ». Il faut revoir le système fiscal. Il promet des économies et la limitation des emprunts. Mais noblesse et clergé refusent d’examiner un nouveau système d’impôts et réclament la convocation des états généraux où, si l’on vote par ordre, ils auront la majorité. À nouveau les réformes se révèlent impossibles et Calonne est congédié le 8 avril 1787. L’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, le remplace sans succès.
Le 16 août 1788, la monarchie suspend ses paiements. Il faut convoquer les états généraux pour mai 1789. À cette date, le déficit budgétaire est évalué à 2 milliards. En douze années de règne, la dette s’est accrue de 1 140 millions et le service de la dette absorbe à lui seul la moitié des recettes. Tout a été essayé : l’emprunt (et on en a abusé), les économies (trop peu), les réformes (elles semblent impossibles tant elles dérangent d’intérêts), la croissance (elle dépend des réformes), la création d’offices que la monarchie met en vente (mais c’est multiplier le nombre des fonctionnaires qu’il faut ensuite payer), l’accroissement des impôts (57 % des revenus d’un membre du tiers état sont prélevés par les agents du fisc).
Traître au clergé, Talleyrand veut nationaliser les biens de l’Église
Le premier acte des états généraux est de se transformer en Assemblée constituante et de mettre fin à l’absolutisme royal. La nuit du 4 août 1789 met fin aux privilèges fiscaux.
Mais les caisses restent vides. Le déficit est de 2 milliards. Le 2 novembre 1789 un homme apporte la solution. L’évêque d’Autun, Talleyrand, monte à la tribune. Agent général du clergé, il a géré la fortune de l’Église de France. Il l’évalue à 2 milliards. Si on nationalise les biens du clergé, le déficit sera comblé. Talleyrand trahit son ordre : c’est la première de ses trahisons. Mais peut-on mettre sur le marché pour 2 milliards de biens immobiliers en même temps sans en diminuer le prix ?
Ne vaudrait-il pas mieux échelonner les ventes ? Cependant le besoin d’argent est dans le même temps très pressant. On émet donc dans l’immédiat des bons gagés sur les biens d’Église qui permettent de faire face aux dépenses.
Talleyrand souhaitait en rester là. Toutefois, sur la suggestion de Mirabeau, on fit de ces assignats un papier-monnaie. L’idée était d’attacher les porteurs des assignats à la Révolution puisque leur fortune en dépendait désormais. Devenu papier-monnaie, l’assignat a été l’objet d’émissions de plus en plus fortes, provoquant une inflation qui ruina la France. Le 19 février 1796 est brûlée solennellement la planche à assignats après qu’elle en a émis pour 45 milliards. Les mandats territoriaux qui succèdent aux assignats ne sont pas plus heureux. La bonne monnaie se cachant, à l’inflation succède la déflation.
Pour s’en sortir, le Directoire choisit la banqueroute à la fin 1797. Une banqueroute des deux tiers par laquelle le gouvernement diminue des deux tiers la dette publique. Mais habilement, le gouvernement appelle cette banqueroute le “tiers consolidé”.
La dette en partie assainie, la voie était libre pour des réformes qu’allait réussir, la confiance revenue après le coup d’État de Brumaire, le premier consul Bonaparte. Ce fut le franc germinal qui dura jusqu’au franc Poincaré. Napoléon évitera l’emprunt et s’efforcera malgré la guerre, subventionnée par un budget particulier, le domaine extraordinaire, d’avoir un budget en équilibre.
Si l’on avait écouté Terray en 1774, on eût peut-être fait l’économie d’une révolution. Faut-il tirer une leçon de ces événements dont la résonance reste très actuelle ? La banqueroute est-elle inévitable ? Hélas ! Il n’appartient pas à l’historien d’y répondre. Il n’est que le prophète du passé.