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Benoit Malbranque, Introduction à la méthodologie économique (2013)

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Introduction


Aussi bonnes soient les intentions qui guident leurs défenseurs, les idées économiques professées de nos jours ne parviennent pas à nous satisfaire, et il est naturel qu’il en soit ainsi. Depuis des décennies, la science économique orthodoxe s’est montrée bien incapable d’atteindre les objectifs qu’elle s’était fixée : elle souhaitait obtenir sa légitimité de sa capacité à prévoir les évènements économiques, et on la voit courir sans cesse derrière le train de l’Histoire.  Sa mathématisation excessive, sans doute le plus grand travers dans lequel elle ait sombré, et sa promotion fantomatique au rang de science « dure », ont malheureusement retardé le règlement de nombreuses questions économiques épineuses. A l’heure où l’humanité n’a jamais eu autant besoin d’une vue claire sur les principes économiques, il est étonnant d’observer les économistes refuser jour après jour de s’en donner les moyens.


L’étude historique des erreurs économiques montre à qui veut le voir qu’en dernière analyse celles-ci sont causées par des erreurs de méthode. Nous pourrions sans doute supposer que l’esprit humain est spontanément alerté par ces difficultés, mais il n’en est pas ainsi. Vous ne convaincrez jamais un architecte de bâtir un manoir sur un tas de sable ou une cathédrale sur un marécage, mais vous pourriez bien convaincre un économiste de déduire ses théories économiques de la seule étude de l’histoire ou de chercher des vérités économiques par le seul usage des équations et des méthodes calculatoires. Pire : il se pourrait même qu’il en soit déjà convaincu.


L’analyse de l’économie et des données de l’histoire économique repose nécessairement sur des fondements méthodologiques, bien que ceux-ci ne soient pas toujours posés explicitement. L’étude des questions relatives à la production marchande et à l’échange monétaire peut être menée sans que l’économiste définisse une méthode particulière, mais il est impossible qu’il s’abstienne d’en utiliser une. Il ne faut donc pas repousser l’étude de la méthodologie économique comme un domaine obscur et inutile de la recherche économique, ou pardonner les économistes qui croient inutile de traiter ces questions. Ignorer de considérer la méthodologie de la discipline à laquelle on prétend contribuer et s’abstenir d’en choisir une consciencieusement ne peut qu’empêcher l’économiste de parvenir à une représentation satisfaisante des divers phénomènes économiques qui s’offrent lui.


Cependant, il ne m’importe pas dans ce petit livre de recenser les erreurs doctrinales ou les impasses théoriques provoquées par l’usage de méthodes inadaptées de recherche économique. A la lumière des enseignements des rares auteurs ayant travaillé sur ces questions de méthode, il s’efforce de définir les structures épistémologiques qu’il convient d’appliquer dans la recherche économique pour permettre aux analyses d’y être plus solidement fondées.


Les questions auxquelles la méthodologie économique se donne pour mission de répondre sont classiques pour la philosophie des sciences et l’épistémologie. Pour autant, l’économiste doit reconnaître que l’objet de sa discipline l’oblige à définir une méthodologie particulière. Comme l’écrivait John Elliott Cairnes, l’un des grands méthodologistes de l’économie, « la méthode que nous utilisons dans toute recherche doit être déterminée par la nature et l’objet de cette recherche ». 1


Les concepts traditionnels de la philosophie des sciences et de la logique — induction, déduction, empirisme, apriorisme, falsification poppérienne, etc. — ne peuvent donc pas être utilisés en l’économie comme ils le sont en mathématiques ou dans les sciences naturelles. Il est donc tout à fait inopportun de tourner nos regards vers l’épistémologie et les principes méthodologiques des sciences naturelles et de supposer que leur emploi pour les questions économiques puisse se faire sans difficulté. Comme nous le verrons, cela revient à oublier que l’économie est une discipline qui, essentiellement, traite d’actes économiques d’individus libres et non de matières inertes inexorablement déterminées par leur environnement naturel. Elle est essentiellement une science de l’agir humain dans le cadre d’une société d’échange monétaire, et, de ce fait, l’homme libre et agissant constitue son sujet fondamental. Les principes méthodologiques sur lesquelles la faire reposer doivent intégrer correctement ces spécificités.


On aurait tort de considérer ces débats sur la méthodologie économique ou l’épistémologie économique comme relevant de l’étude stérile de questions scolastiques, sans aucune importance pour la clarification de nos vues sur la science économique et la résolution des problèmes auxquels elle se voit confrontée. L’objet de la science économique étant de déceler l’existence de lois économiques, c’est-à-dire de rapports de causalité entre des phénomènes économiques, il est indispensable de savoir comment ces lois peuvent être observées, comprises, et prouvées.


En somme, la méthodologie économique est une branche de la science économique et de la philosophie des sciences qui a pour objet de définir les conditions par lesquelles il est possible d’obtenir des vérités économiques, et celles par lesquelles il ne l’est pas. Elle n’enseigne pas aux économistes pourquoi il faut étudier tel ou tel phénomène économique mais comment il faut l’aborder si l’on souhaite procéder de manière rigoureuse. Elle traite donc non pas des théories économiques de manière spécifique, mais des moyens d’études les plus appropriés pour l’obtention de vérités dans la science économique.


Malgré son utilité, la méthodologie économique occupe une position tout à fait dérangeante, et les économistes rejettent souvent ses conclusions. Que le méthodologiste soit lui-même ou non un économiste, c’est généralement avec peu de sympathie qu’est accueilli son travail critique. Pourtant, la méthodologie économique n’est pas un moyen détourné de remettre en cause les conclusions théoriques et pratiques auxquelles la recherche économique a abouti. Elle ne s’intéresse pas au contenu direct des théories économiques et ne se prononce pas sur leur validité. Il ne s’agit pas de dire qu’il soit inintéressant de s’interroger sur la validité des théories économiques, mais la raison d’être de la méthodologie économique ne réside pas dans cet objectif ; bien plus, elle se désintéresse explicitement de ces questions. L’une des conclusions de cet état de fait est que, dans ce livre, nous ne considérerons jamais les théories économiques qu’en tant que résultats de processus de recherche et d’étude, et ce sont ces processus que nous analyserons.


Comme nous l’avons signalé, la méthodologie économique s’apparente à la philosophie des sciences et constitue une partie de la philosophie des sciences, mais elle n’est pas la philosophie des sciences à proprement parlé. La méthode de recherche valable en chimie est certes intéressante à considérer à des fins comparatives, mais la science sur laquelle la méthodologie économique se penche est l’économie, et elle seule. 2


Pour autant, ce livre n’est pas un traité sur l’épistémologie économique. Ces questions ont connu un regain d’intérêt au cours des soixante dernières années, mais je n’ignore pas le peu d’écho qu’ont reçu ces débats dans notre pays. Il m’a donc semblé qu’une introduction aux principes méthodologiques de la science économique était plus pertinente. La structuration et la faible longueur de ce livre découle de cet objectif premier.


Les grands économistes ont accordé à ces questions une attention variable. Bien qu’on puisse trouver des raisonnements économiques depuis les temps reculés de la Grèce antique, ce n’est qu’à partir du début du XIXe siècle que nous trouvons les premiers méthodologistes de l’économie. Comme nous l’étudierons en détail dans le premier chapitre, les travaux des anglais Nassau Senior, John Stuart Mill et John Cairnes, posèrent les bases d’une méthodologie aprioriste et déductive qui constitua pendant des décennies la référence pour toute la communauté des économistes. Intensément débattues au tournant du siècle après l’éclosion de l’Ecole Historique Allemande, ces questions méthodologiques reçurent les contributions des économistes John Neville Keynes, Ludwig von Mises, puis Lionel Robbins. Chacun d’entre eux contribua à la solidification de l’orthodoxie classique.


Plus récemment, cette orthodoxie a été très sévèrement attaquée. Dès 1938, Terence Hutchison publia The Signifiance and Basic Postulates of Economic Theory, dans lequel il expliqua que la science économique devait reprendre la méthodologie en vigueur dans les sciences naturelles. Cette position fut défendue par des économistes aussi renommés que Paul Samuelson, Milton Friedman, Fritz Machlup, ou Mark Blaug. La mathématisation progressive de la science économique, ainsi que l’attention portée à la « falsification » poppérienne de ses résultats, fut le fruit de leurs efforts.


Dans un premier temps, j’essaierai de développer les problématiques liées à cette discipline qu’est la méthodologie économique en évoquant son histoire et ce qui, en la matière, constitua son orthodoxie jusqu’au début du vingtième siècle. Cela me permettra de poursuivre sur la « bataille des méthodes » entre l’Ecole Historique Allemande et l’Ecole Autrichienne, ainsi que sur l’apport fondamental de cette seconde école et sur les réponses que ses membres ont fournies aux questions méthodologiques. La troisième partie apportera un compte-rendu sur la critique « positiviste » de cette orthodoxie, et sur le succès des arguments du « falsificationnisme » et de l’« instrumentalisme ». Les trois parties suivantes s’intéressent à des sujets de controverse classiques : l’utilité des mathématiques dans la science économique, les enjeux de l’usage des données statistiques et historiques dans le cadre de recherches économiques, et la séparation entre économie positive et économie normative.


J’ai essayé de rendre ce livre aussi didactique et aussi simple d’accès que le sujet me le permettait. J’ose espérer qu’il permettra à chacun d’appréhender les grands débats touchant à la méthodologie économique et, ce faisant, de mieux comprendre ce qu’est devenue la science économique, et ce qu’elle pourrait être.

  1. John E. Cairnes, The Character and Logical Method of Political Economy (1857), Batoche Books, 2001, p. 40
  2. Il est courant d’affirmer que l’économie n’est pas une science, et il est vrai qu’en prenant le terme « science » dans son acceptation extrême, nous serions tenté d’émettre la même conclusion. En réalité, nous pourrions utiliser le mot « discipline » pour empêcher tout malentendu mais ce serait un effort inutile : toute discipline et tout art a besoin de sa propre méthodologie. En outre, le sujet central, celui du rapport entre l’économie et les sciences naturelles, sera discuté en longueur dans le chapitre 4.

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Benoît MALBRANTE a aussi écrit ce qui suit:

 


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