Les bouleversements géopolitiques majeurs survenus depuis la chute du mur de Berlin, puis les attentats du 11 septembre 2001 ont profondément accru le niveau d’incertitude de la vie internationale et les menaces qui pèsent sur nos sociétés. Logiquement, le rôle du renseignement s’en est trouvé renforcé pour la sécurité des États. En conséquence, dans la majorité des pays occidentaux, les moyens attribués aux services ont été considérablement renforcés, illustration du rôle de plus en plus déterminant qu’ils jouent pour détecter les menaces.
Comment la France se situe-t-elle dans cette évolution ? Quelle importance et quels moyens accorde-t-elle au renseignement ? Joue-t-elle encore dans la cour des « grands » ou n’est-elle qu’un acteur de second rang ? Que valent nos services secrets par rapport à ceux de nos alliés et de nos adversaires ?
ðPourquoi le renseignement français est-il aussi négativement connoté dans l’inconscient collectif français ?
ð Comment les présidents de la République successif sont-ils utilisé ou neutralisé les services ou les ont laissés livrés à eux-mêmes ?
ð Pourquoi son passé glorieux et ses succès les plus marquants demeurent-ils méconnus ?
ðComment les services ont-ils pu assurer leurs missions malgré des budgets et des effectifs très largement sous-dimensionnés ?
En lumière l’absence dommageable de considération pour le renseignement parmi les élites qui nous gouvernent, lesquelles rejettent toujours cette discipline indispensable à notre stratégie politique et économique.
Les 10 points négatifs du renseignement français
Les Français n’ont pas la culture du renseignement, pas plus les militaires, les politiques que la société civile (presse, université, acteurs économiques, etc.). Cette activité demeure très négativement connotée – ou totalement fantasmée – dans notre inconscient collectif.
Le renseignement n’a jamais été reconnu en France comme une profession à part entière devant donner naissance à un corps dédié. Il est depuis toujours confié aux militaires et aux policiers, ce qui nous singularise par rapport aux autres nations (États-Unis, Royaume-Uni, etc.).
Les politiques ignorent ce à quoi sert le renseignement et ce que font les différents services. Ils ne voient pas son utilité. Aucun président de la Ve République n’a jamais accordé de considération au renseignement. Ils se sont surtout attachés à les neutraliser.
Les dirigeants nommés à la tête des services sont,en quasi-totalité, des hommes non compétents, ce qui illustre le peu de considération et de confiance porté par les politiques à ces administrations particulières.
Les dirigeants politiques de la V République, de droite comme de gauche,
ont tous manifesté une fâcheuse tendance à détourner les services de leur vocation et à recourir à des réseaux parallèles pour effectuer des missions qui devaient leur revenir.
La fascination pour l’action, entretenue aussi bien par les politiques que par les services eux-mêmes, nous a fait négliger l’art de la recherche du renseignement et a provoqué quelques déboires célèbres.
Nos services, pour des raisons historiques, ont été très longtemps les agences les plus politisées du monde occidental. Rivalités et querelles intestines ont toujours miné notre communauté du renseignement et nuit à son efficacité.
Notre pays et ses services furent profondément infiltrés par le KGB pendant la Guerre froide et nos performances dans la lutte contre la menace soviétique furent des plus médiocres.
10. Sous la pression des politiques, les services sont polarisés quasi exclusivement sur la menace terroriste à court terme et les enlèvements de Français dans le monde, missions qui mobilisent tous les moyens. En conséquence nos capacités à détecter et à lutter contre les autres menaces, en France ou dans le monde sont réduites, ce qui nous rend vulnérables.
Les 5 points positifs du renseignement français
La France dispose d’une des plus vieilles traditions du renseignement en Europe et ses services ont remporté de nombreux succès depuis la création de l’État royal. Mais ce patrimoine remarquable demeure méconnu.
Malgré leurs faibles moyens, leur sous-dimensionnement et le dédain du politique, nos services sont toujours parvenus à obtenir des résultats plus qu’honorables, grâce à la qualité des hommes et des femmes qui les composent, ce qui nous permet de figurer encore parmi les acteurs de premier ordre en ce domaine.
Nous disposons d’un renseignement humaine et d’une gamme de moyens techniques très diversifiés, couvrant quasiment le monde entier, qui garantissent notre autonomie de décision lors des crises internationales.
Grâce à l’apparition du concept d’intelligence économique et à son succès dans les milieux économiques et académiques, le renseignement est entré peu à peu dans la société civile, tant auprès des étudiants, des enseignants, des cadres et des dirigeants d’entreprise.
Des réformes organisationnelles et institutionnelles importantes et des efforts budgétaires réels ont eu lieu depuis deux décennies, signe d’une évolution des mentalités politiques à l’égard des services.
« Nous avions si profondément infiltré le renseignement français que nous étions clairement capables de voir à quel point cette agence était inefficace. Les Français avaient un réseau de nombreux agents à travers le monde, y compris dans des villes comme New York et Londres, mais il y avait peu de preuves que les espions français accomplissaient beaucoup de choses. Sans aucun doute, le renseignement français a été le plus faible et le plus inutile de tous les services secrets hostiles auxquels nous avons été confrontés(1). »
C’est ainsi que le général Oleg Kalouguine, ancien chef du contre- espionnage extérieur du KGB (1973-1979), décrit le SDECE, le service de renseignement extérieur français. Il ajoute : « Quoique je savais tout sur un réseau impressionnant d’agents secrets [du KGB] en France, j’ai quand même été surpris par le nombre d’agents haut placés dans les services de renseignement et de contre-espionnage. »
Le colonel Igor Preline, un autre ancien officier du Premier directorat (le renseignement extérieur du KGB), expliquait, à l’occasion de l’une de ses conférences à Paris, en 2008, que pendant la Guerre froide, les services soviétiques considéraient que la France était un pays « neutre », dans la mesure où les officiers du KGB et du GRU (le renseignement militaire) faisaient à peu près ce qu’ils voulaient dans notre pays, sans guère être inquiétés par notre contre-espionnage. À Moscou, les services français se virent d’ailleurs attribuer le sobriquet du « jardin d’enfants », ce qui illustre la haute estime professionnelle dans laquelle les tenaient leurs ennemis soviétiques.
(1.) Oleg Kalugin (with Fen Montaigne),Spymaster. My 32 years in Intelligence and Espionage against the West,Smith Gryphon Publisher, London, 1994, p. 169. Traduction de l’auteur.
John Le Carré n’en donne guère une meilleure image dans son roman Les gens de Smiley (1979) : « Le poste de résident principal du Cirque à Paris était bien connu pour être l’endroit où l’on exposait les officiers voués à une prompte inhumation, n’offrant guère d’autres occasions que des déjeuners interminables avec tout un assortiment de gens très corrompus et très assommants, chefs de service de renseignement fran- çais qui passaient plus de temps à s’espionner les uns les autres que leurs ennemis supposés(1). »
Ces jugements sévères de nos anciens adversaires et d’un romancier britannique ancien officier de l’Intelligence Service interpellent et blessent notre orgueil national. Les services secrets français sont-ils effectivement aussi nuls que semblent le penser Kalouguine, Preline et Le Carré ?
C’est malheureusement également le point de vue de Constantin Melnik, coordinateur des services pendant la guerre d’Algérie (1959-1962), dont le jugement est particulièrement tranché : « Est-il utile de s’appesantir outre mesure sur les services secrets français ? Ils sont les moins perfor- mants du monde civilisé, à la disposition d’un pays qui – mis à part ses agissements, d’ailleurs douteux, en Afrique – ne joue dans la Realpolitik du XXe siècle finissant qu’un rôle découlant de l’idée qu’il se fait ou qu’on se fait de lui(2). »
Alexandre de Marenches, directeur du SDECE de 1970 à 1981, le concède lui aussi à demi-mot à l’occasion d’un entretien avec l’historien britannique John Kieger, au moment de la révélation de la trahison d’Anthony Blunt (1979) – le quatrième des espions de Cambridge. À la question de Kieger «Qu’auriez-vous fait si vous aviez découvert ce nid d’espions dans vos services ? », Marenches aurait répondu : « J’aurais été très content d’avoir des gens d’une capacité intellectuelle aussi importante(3). » Selon Michel Roussin, son ancien directeur de cabinet (1977-1981), la médiocrité des services français n’a fait qu’empirer avec le temps : « Il est vrai que l’époque dynamique du SDECE sous la conduite d’Alexandre de Marenches est bien révolue. [...] L’actuelle DGSE [...] a indéniablement perdu de son efficacité en raison de carences d’organisation(4). »
Les services sont enfin cloués au pilori par Claude Silberzahn, qui fut directeur général de la DGSE de 1989 à 1993. Son jugement, en 2011, suite au déclenchement des « révolutions » arabes, est sans appel : « Quelle a été, dans les six mois, qui ont précédé les événements, l’analyse de la situa- tion tunisienne par la DGSE et par la DCRI?
Comment le coordinateur et le Conseil l’ont-ils portée, le cas échéant, à la connaissance du pouvoir politique et défendu auprès de lui ? Comment le Sahel, zone rouge perma- nente de la DGSE, a-t-il été laissé, semble-t-il, en déshérence par la DGSE ? Comment et par qui ont été prises les décisions de libération des otages et de son mode opératoire ? [...] Jamais dans les dernières décennies, un bilan aussi négatif n’a pu être dressé pour ce qui a trait au domaine d’action des services spéciaux et de renseignement. [...] Un bilan exécrable doit donc être dressé à la charge du couple services spéciaux et services de renseignement-pouvoir politique et une question doit être posée : est-ce l’outil ou est-ce son usage qui est en cause (5) ? ».
Ite, missa est.Comment ne pas être abasourdi par une telle salve de critiques ? La cause semble entendue et les services condamnés par un jury unanime. Mais une part de nous s’insurge devant le caractère caté- gorique de la sentence. Tout est-il exact dans ce qu’affirment nos anciens adversaires ou ceux de nos compatriotes qui ont eu à diriger nos services ? Nos agences de renseignement et de contre-espionnage sont-elles à ce point médiocres ? Les Français sont-ils inaptes au renseignement ? N’y a-t-il pas eu des succès et des réussites contredisant ces jugements ?
« Tout ce qui est excessif est insignifiant », disait Talleyrand, d’autant que « l’objectivité absolue est difficile dans un domaine opaque, voilé de secret et suscitant des mythes, passions et mégalomanies à nulles autres
pareilles » reconnaît Constantin Melnik (6). Si les critiques qui précèdent doivent être prises en considération, elles doivent aussi être accueillies avec précaution quant à l’ampleur et aux raisons du phénomène.
Certes, il serait vain de nier que, dans notre pays, l’intérêt pour le renseignement demeure une maladie rare et honteuse. Malgré une tradition historique ancienne et les nombreux succès de nos services, le renseignement souffre, en France, d’une image très défavorable et son importance n’a jamais été reconnue à sa juste valeur par nos élites. La profession reste fantasmée, mal perçue, peu prisée et peu enseignée ; et les services sont mal utilisés, peu considérés, sous-dimensionnés et rarement écoutés. Bien que la question du renseignement soit évoquée de façon récurrente dans les textes officiels depuis le Livre blanc de 1994, elle demeure peu traitée dans la réalité. Les autorités politiques et militaires françaises ne s’y intéressent guère davantage que par le passé.
Or, négliger le renseignement est encore plus irresponsable au XXIe siècle que pendant la Guerre froide. Les bouleversements géopolitiques majeurs survenus depuis la chute du mur de Berlin ont profondément accru le niveau d’incertitude de la vie internationale : multiplication des tensions et des conflits régionaux, prolifération nucléaire, rivalités commerciales accrues, etc. Chaque nouvelle crise est l’occasion de mettre en lumière à quel point son acquisition – ou sa carence – peut avoir un impact déter- minant sur la compréhension et la gestion des événements.
Mais c’est surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001 et le développement du terrorisme islamiste, que le renseignement pèse un poids encore plus déterminant pour la sécurité des États, car il est le principal moyen de lutte contre les réseaux internationaux du nouveau djihad. En conséquence, dans la majorité des pays occidentaux, les moyens attribués aux services – intérieurs, extérieurs et militaires – ont été considérablement renforcés, illustration de la considération nouvelle que leur accordent les politiques.
Comment la France se situe-t-elle dans cette évolution ? Quelle importance et quels moyens accorde-t-elle au renseignement ? Quelles sont la qualité et l’efficacité de ses services ? Joue-t-elle dans la cour des « grands » ou est-elle un acteur de second rang ? En bref, les services secrets français sont-ils « nuls » ?
L’objet de ce livre est bien évidemment d’apporter une réponse négative à cette question en forme de provocation, qui en interpellera plus d’un. Car nous ne saurions accepter cette réputation de médiocrité de nos services sans contester, ni réagir. Mais pour cela, il convient d’évaluer la réalité de telles assertions, lesquelles ne seraient être totalement sans fondement. C’est pourquoi la finalité de cet ouvrage est de dégager les traits marquants de l’attitude française à l’égard du renseignement, d’en expliquer les raisons et de s’interroger sur l’éventualité d’un déterminisme historique défavorable.
En premier lieu (Le gène manquant) nous montrerons à quel point les Français n’ont pas la culture du renseignement, ce qui s’observe aussi bien chez les élites politiques et économiques, dans les armées, la police et l’administration, que dans les médias et à l’université. Aucune classe de la population ne s’y intéresse et la profession demeure peu cotée dans l’inconscient collectif national. Le terreau ne semble donc guère favorable à l’éclosion d’une vocation française.
Dans un second temps (Talents gâchés), nous expliquerons que si les élites tolèrent, souvent à contrecœur, cette activité « infamante et perfide », elles ne savent pas à quoi sert le renseignement ni comment l’utiliser afin de mieux défendre et promouvoir les intérêts nationaux. Elles sous-emploient les services, ne tiennent pas compte des informa- tions qu’ils leur transmettent, quand elles ne les détournent pas de leur fonction première au profit d’intérêts particuliers ou s’en affranchissent pour agir via d’autres canaux. Comment, dès lors, pourrions-nous disposer d’un système performant quand les dirigeants négligent et méprisent ce moyen d’action particulier ?
Puis, dans un troisième volet (Des taupes modèles ?), nous considére- rons les performances de nos services, en mettant en lumière les épisodes glorieux et méconnus de notre histoire en la matière, ainsi que les spéci- ficités du « renseignement à la française », c’est-à-dire les imperfections et les déformations professionnelles qui caractérisent nos manières de faire. Car les dysfonctionnements ne sont pas tous liés à la mauvaise utilisation des services par les politiques ; leur culture propre en est aussi en partie responsable.
Dans une quatrième partie (Des raisons d’espérer ?), nous nous arrête- rons sur les réformes qui se sont succédées au cours des deux dernières décennies (1990-2010) pour adapter le renseignement français au nouveau contexte international et à ses défis. Car nous ne sommes pas restés sans réagir. Des efforts budgétaires ont été consentis et une évolution des mentalités s’est esquissée grâce à l’apparition de l’intelligence écono- mique et à la reconnaissance du renseignement comme objet d’étude académique.
Enfin, nous nous pencherons sur les effets réels de ces réformes (Tristestropismes),afin d’évaluer si elles ont eu un impact sur la considération et les moyens dont bénéficie la communauté française du renseignement, comme sur son efficacité ; et de mesurer si notre pays est capable de surmonter ses réticences et ses blocages à l’égard de cette discipline... Ou bien s’il faut donner raison au général Kalouguine.
Dans son « Épître préliminaire » à l’Illusioncomique(1635), Corneille écrivait : « Voici un étrange monstre [...] ; le premier acte n’est qu’un prologue, les trois suivants sont une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie, et tout cela cousu ensemble fait une comédie. » Comédie peut-être. Tragédie sans nul doute. Car l’histoire du renseignement fran- çais est un drame : celui de l’incompréhension et de la défiance des élites nationales vis-à-vis de l’un des instruments essentiels du gouvernement. Il importe d’en saisir les raisons conscientes et inconscientes, afin de modifier cette situation dommageable aux conséquences néfastes et de redonner à cette profession supérieurement utile toute la place qu’elle mérite parmi les moyens d’action de l’État.
John Le Carré,Les Gens de Smiley,Seuil, 2001, p. 294.
Constantin Melnik,Les Espions, réalités et fantasmes,Ellipses, Paris, 2009, p. 264.
John Kieger, « Une perception britannique du renseignement français », in Amiral P. Lacoste (dir.),
Le Renseignement à la française,Economica, Paris, 1998, p. 598.
- 4 . Michel Roussin, « Le parlement et les services secrets »,Le Monde,29 décembre 1999.
5 . Claude Silberzahn, « Les fiascos du renseignement français »,Libération,22 février 2011.
6 . C. Melnik,Les Espions, op. cit.