« DANS les lycées, on en a tellement « ras le bol » de la géo que, successivement, deux ministres de l’éducation (et parmi eux, un géographe !) en sont venus à proposer la liquidation de cette vieille discipline » [1] Dès les premiers mots de l’introduction de La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Yves Lacoste dressait en 1976 un portrait au vitriol de la géographie. L’intitulé des divers chapitres de l’ouvrage poursuivaient dans la même veine. «Du rideau de fumée de la géographie des professeurs aux écrans de la géographie- spectacle » ; « La géographie des professeurs : une coupure avec toute pratique » ou enfin « Les « surprenantes » carences épistémologiques de la géographie universitaire ». L’auteur souhaitait à l’époque donner une forte dimension polémique à son ouvrage pour qu’il ne passe pas aperçu : ce fut chose réussie à l’époque.
Véritable coup de pied dans la fourmilière, un propos très incisif, énergique et accessible.
Par ailleurs, la réédition de 2012, augmentée d’une préface et de commentaires inédits d’Yves Lacoste, nous donne un éclairage contemporain de sa thèse. La présente fiche de lecture se saisit ainsi de ces deux prétextes pour la présentation de ce classique de la géopolitique française. Professeur de géopolitique à l’Université Paris-VIII, docteur d’Etat et agrégé de géographie, Yves Lacoste est le fondateur et directeur de la revue de géographie et de géopolitique Hérodote. Avec l’ouvrage La géographie, ça sert, d’abord à faire la guerre, il eut notamment à cœur de remettre la géopolitique au goût du jour dans les milieux intellectuels français. En effet, celle-ci a longtemps souffert de sa connotation aux théories nazies, comme le prouve selon Y. Lacoste un éditorial du directeur du journal Le Monde, André Fontaine, qui se terminait en ses termes (au sujet de l’invasion du Cambodge par le Vietnam en 1979) : « C’est de la géopolitique ! »
Dans cet ouvrage, Y. Lacoste distingue notamment deux types de géographies : une géographie des «officiers», apparue «depuis qu’existent des appareils d’Etat, depuis Hérodote » [2] et celle des « professeurs », née au 19e siècle avec l’allemand Alexander Von Humboldt. Les fonctions de chacune d’entre elles, leurs interactions ainsi que les préconisations relatives à leur réforme seront successivement abordées dans la présente fiche de lecture.
Plus que la guerre, la géographie « des officiers » sert à conquérir et dominer un territoire et sa population.
A y regarder de bien près, la thèse que défend Y. Lacoste n’a rien de bien novateur. Ainsi convoque-t-il la parole de l’officier et théoricien militaire Carl Von Clausewitz qui, dans son ouvrage fondateur De la guerre (1832), écrivait «Le territoire avec son espace et sa population est non seulement la source de toute force militaire, mais il fait aussi partie intégrante des facteurs agissant sur la guerre, ne serait-ce que parce qu’il constitue le théâtre des opérations. »
Les cartes jouent un rôle central, l’Etat étant un des rares acteurs ayant les moyens humains et techniques suffisants pour les établir et les actualiser.
Par ailleurs, Y. Lacoste s’appuie sur sa propre expérience pour illustrer son propos. Il a en effet conduit en août 1972 au Nord-Vietnam une enquête sur les bombardements menés par l’aviation américaine sur les digues du fleuve rouge. Selon son étude, l’objectif était de provoquer par divers moyens (inondations, assèchements de puits et de rivières), en plus de la mort directe de combattants, des regroupements de populations facilitant les offensives de l’armée américaine. L’état-major américain a donc intégré un véritable raisonnement géographique dans sa stratégie militaire. A ce titre, on le voit bien, la géographie sert à faire la guerre. Cependant la géographie sert aussi bien à conquérir un territoire qu’à s’y maintenir comme pouvoir dominant. Les cartes y jouent un rôle central, l’Etat étant un des rares acteurs ayant les moyens humains et techniques suffisants pour les établir et les actualiser. « Dans beaucoup de pays du tiers-monde, la vente des cartes à grande échelle a été interdite à partir du moment où les tensions sociales ont atteint un certain seuil » tandis qu’à l’inverse « la libre circulation des cartes dans les pays de régime libéral est le corollaire de la petitesse du nombre de ceux qui peuvent envisager d’entreprendre contre les pouvoirs en place d’autres types d’actions que celles qui sont convenues dans un système démocratique. » [3] Bref, le savoir géographique est aux mains d’une élite politique, militaire et économique qui l’utilise de manière coercitive. Y. Lacoste prend ainsi l’exemple des Canuts de Lyon au 19e siècle, ouvriers tisserands de la soie ayant souvent provoqué des insurrections du fait de conditions de travail pénibles. C’est un raisonnement géographique que les autorités ont appliqué afin de neutraliser cette population : « le travail de la soie, jusqu’alors concentré à Lyon, fut morcelé en un très grand nombre d’opérations techniques ; celles-ci furent disséminées dans un large rayon à la campagne. [...] de ce fait, les travailleurs, dispersés, ne pouvaient plus guère entreprendre d’actions d’ensemble. » [4] Loin d’être l’apanage du 19e siècle, ce type de stratégie trouve son application contemporaine dans des processus tels que les délocalisations ou la sous-traitance pour Y. Lacoste.
La géographie des « professeurs » : une discipline scolaire et universitaire instrumentalisée au profit de la géographie des « officiers ».
Affirmant la dimension polémique de son ouvrage, Y. Lacoste ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de parler de la géographie des professeurs. Cette dernière sert directement le pouvoir lorsqu’elle incite à penser que la géographie est un savoir inoffensif. Ainsi Y. Lacoste l’écrit-il : « La fonction idéologique essentielle du discours de la géographie scolaire et universitaire a été surtout de masquer, par des procédés qui ne sont pas évidents, l’utilité pratique de l’analyse de l’espace, surtout pour la conduite de la guerre comme pour l’organisation de l’Etat et la pratique du pouvoir. C’est, surtout, lorsqu’il paraît « inutile » que le discours géographique exerce la fonction mystificatrice la plus efficace, car la critique de ses propos « neutres » et « innocents » paraît superflue. » [5] Les universitaires ne sont pas en reste. Certes, leur rôle social est moins prégnant car il ne concerne pas directement des millions d’individus, à l’inverse de la géographie scolaire. Pour autant l’université détient une responsabilité historique, notamment à travers le fondateur de l’école géographique française, Paul Vidal de la Blache. Y. Lacoste fustige particulièrement le « concept-obstacle » de la région : « Le prestige de la division vidalienne a fait que « ses » régions, qu’il a délimitées, ont été considérées comme les seules configurations spatiales possibles, comme l’expression par excellence d’une prétendue « synthèse » de tous les facteurs géographiques. [...] Cette description impose une seule façon de découper l’espace et celle-ci ne convient pas du tout à l’examen des caractéristiques spatiales des nombreux phénomènes urbains, industriels, politiques... » [6] Pour autant, dans la présente réédition de l’ouvrage, Y. Lacoste opère la « réhabilitation » de Vidal de la Blache. En effet, dans son article "A bas Vidal, viva Vidal" publié en 1976 dans le 16e numéro d’Hérodote, il présente un ouvrage méconnu du fondateur de la géographie française, La France de l’Est, qu’il qualifie de « livre fondateur d’une géographie proche d’une géopolitique ».
En France, la défaite de Sedan a amené les élites à considérer les avantages politiques d’une géographie scolaire orientée.
Par ailleurs, loin d’occulter l’aspect stratégique du savoir géographique, la géographie scolaire peut directement la servir. L’école géographique allemande (avec à sa tête Alexander Von Humboldt) a, elle, historiquement plus supporté les objectifs politiques et militaires de l’état- major prussien qu’elle ne les a dissimulés. Après le Congrès de Vienne, les dirigeants prussiens se sont en effet lancés dans l’unité de l’Allemagne. Loin de distinguer un critère d’identification linguistique (l’Autriche, plus puissante, en aurait retiré tous les avantages), ils ont mis en avant un critère géographique : les bassins charbonniers et la grande plaine d’Europe du Nord pour l’Allemagne, les reliefs montagneux pour l’Autriche. Ce n’est qu’après la victoire de la Prusse sur l’Autriche en 1866 puis sur la France en 1871 que la communauté de langue allemande a été mise en valeur pour cimenter l’unité. Dans ce type d’instrumentalisation, la géographie scolaire française n’est pas en reste. La défaite de Sedan a ainsi amené les élites à considérer les avantages politiques d’une géographie scolaire orientée. Le tour de la France par deux enfants (1877, G. Bruno), deux petits Lorrains plus exactement, puis la création d’une chaire de géographie à Nancy avec Paul Vidal de la Blache à sa tête ont ainsi encouragé « la revanche » et la reconquête des « provinces perdues ».
Quelles solutions apporter à la crise traversée par la discipline géographique ?
Globalement, les solutions proposées par Y. Lacoste en 1976 recoupaient trois thématiques : introduire plus fréquemment la composante politique dans le raisonnement géographique scolaire ; renforcer les échanges et le débat dans la géographie universitaire ; démocratiser la géographie « des officiers ». La première préconisation présentée ici entend répondre à un souhait affirmé des principaux intéressés : les élèves. Ces derniers, face à une information médiatique de plus en plus fournie, ne se contentent plus d’un savoir géographique aseptisé qu’ils considèrent de ce fait inutile. Le constat est sans appel : « L’actualité est faite d’une succession d’événements survenus aux quatre coins du monde et leur évocation oblige à les replacer dans le pays où ils viennent de se produire, mais aussi dans une chaîne plus ou moins complexe de causalités, qui est en fait un raisonnement géopolitique. [...] C’est justement l’intérêt croissant, et non pas le désintérêt, pour ce qui se passe dans l’ensemble du monde qui détermine, pour une grande part, les difficultés des professeurs de géographie. » [7] Plus de trente ans plus tard, Y. Lacoste estime considérables les progrès accomplis tout en regrettant que certaines questions soient exclues par la géographie scolaire, notamment celles relatives à l’immigration. Pour ce qui est de la géographie universitaire, Y. Lacoste déplore au fil des pages le peu d’importance que les géographes accordent à l’épistémologie de leur discipline. L’auteur fait notamment référence à la géographie marxiste : « Il est évidemment inutile de souligner l’importance des transformations que le marxisme a provoquées en histoire, en économie politique et dans les autres sciences sociales. Il a apporté non seulement une problématique et un outillage conceptuel, mais il a aussi déterminé dans une grande mesure le développement de cette polémique épistémologique et de cette vigilance, quant aux travaux des historiens et des économistes. [...] Or, jusqu’à présent, rien de tel ne s’est produit pour la géographie. » [8] Une remarque que l’auteur trouve toujours d’actualité, comme il l’indique dans la présente réédition de l’ouvrage. Le cloisonnement entre spécialistes de la géographie, encouragé par le développement de la New geography et des études de géographie appliquée, est également pointé du doigt.
Y. Lacoste : « Pour le développement d’une société démocratique, il est grave que ce soit seulement la minorité au pouvoir qui sache comment la situation se transforme concrètement dans les multiples parties du territoire et comment on peut intervenir dans ces changements. »
« Très faible est la proportion des travaux de géographie appliquée qui font l’objet de publications. Aussi la plupart des géographes qui participent à des recherches de ce genre s’ignorent-ils les uns les autres et, surtout, ce qui est plus grave, ils ne peuvent se communiquer les résultats de leurs recherches ni comparer leurs méthodes. » [9] Ici les chercheurs sont contraints par une contrainte externe : le contrat de recherche qu’ils ont signé comporte souvent une clause de confidentialité. Cette clause de confidentialité rejoint indirectement la question de la démocratisation de la géographie « des officiers ». « Pour le développement d’une société démocratique, il est grave que ce soit seulement la minorité au pouvoir qui sache comment la situation se transforme concrètement dans les multiples parties du territoire et comment on peut intervenir dans ces changements. » [10] C’est donc à une éthique des chercheurs que l’auteur en appelle. Le géographe ne doit plus seulement considérer sa recherche comme seul objectif mais bien l’utilisation qu’il en sera faite par le commanditaire et, surtout, en avertir les principaux concernés, comme Y. Lacoste au Nord- Vietnam. « Il faut que les gens sachent le pourquoi des recherches dont ils sont l’objet [...] Certes, il est certain qu’une fois révélés les buts de certaines recherches au groupe qui doit en être l’objet, celles-ci ne pourront pas avoir lieu, et le géographe devra partir. Dans certains cas, qui résultent de malentendus, ce sera évidemment dommage. Mais le plus souvent ce sera tant mieux et certains mauvais coups ne pourront plus s’accomplir aussi facilement. » [11] Lorsque la géographie sert à faire la guerre, le géographe ne peut prendre parti et doit, à son échelle, ne pas se comporter comme « agent de renseignement » pour l’un ou l’autre des belligérants. La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre est un ouvrage incontournable dans la littérature géopolitique française. Il fait partie des fondations de l’école géopolitique française et, soucieux d’échapper aux défauts de la géographie qu’il dénonce, il multiplie les illustrations pratiques et met le politique aussi bien que l’histoire au centre de son propos. Véritable coup de pied dans la fourmilière, le tout rend un propos très incisif, énergique et accessible. Néanmoins certains chapitres apparaissent quelques peu anachroniques (« Marx et l’espace négligé » par exemple) et la dimension polémique de l’ouvrage force quelque peu le trait. L’auteur le reconnaît d’ailleurs dès la préface : « Tant de choses ont tellement changé dans le monde et dans les façons de les voir, qu’il aurait fallu complètement le réécrire. Cela m’aurait alors contraint d’abandonner ce titre auquel je tiens et de le laisser tomber dans l’oubli, alors qu’il fut l’objet d’un scandale presque historique dans la corporation des géographes, mais aussi d’étonnements chaleureux dans l’opinion. [...] La solution fut de compléter chacun des chapitres de l’édition initiale par quelques pages nouvelles pour dire quels sont les commentaires, les critiques et les autocritiques que je fais aujourd’hui. » [12] Pour autant, cela constitue moins un obstacle à la lecture de l’ouvrage qu’une raison supplémentaire de s’y (re)plonger.
[1] Y. Lacoste, « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », Ed. La découverte, 2012, p. 55.
[2] Idem p. 60.
[3] Idem, p. 79-80. [4] Idem, p. 81
[5] Idem, p. 59. [6] Idem, p. 112. [7] Idem, p. 208. [8] Idem, p. 149. [9] Idem, p. 172. [10] Idem, p. 175. [11] Idem, p. 201. [12] Idem, p. 5.
Y. Lacoste, "La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre"
Source, journal ou site Internet : diploweb
Date : 28 juin 2014
Auteur : Vincent Satché*
*Co-président du site Les Yeux du Monde.fr, site de géopolitique pour les étudiants, Vincent Satgé est en Master 2 de Sciences Politiques à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.
Présentation d’un classique de géopolitique : Yves Lacoste, "La géographique, ça sert d’abord à faire la guerre", rééd. La Découverte, 2012. Le "Diploweb.com" développe cette rubrique, en synergie avec Les "Yeux du Monde.fr" : offrir une fiche de lecture synthétique d’un ouvrage classique qu’il faut savoir situer dans son contexte et dont il importe de connaître les grandes lignes... avant de le lire par soi même.