A-t-on vraiment tout fait, depuis la mise en place du collège unique en 1975, pour que tous les élèves accèdent aux compétences élémentaires : lire et écrire ?
Un constat saisissant : l'exemple de la lecture
Quiconque enseigne peut s’en rendre compte : les difficultés des élèves sont croissantes en français, à commencer par la lecture elle-même. Pour s'en convaincre autrement qu'au doigt mouillé, quelques statistiques officielles(1), même si certains continuent de penser que « le niveau monte » :
- 12% des élèves entrant en 6e ne savent pas bien associer les lettres et les sons.
- 40% des élèves entrant en 6e, parce qu’ils ne sont pas assez entraînés à la lecture, ne peuvent utiliser le contenu de manuels scolaires. 15% connaissent même des difficultés de lecture sévères ou très sévères.
- Le nombre d’élèves de primaire en très grande difficulté en lecture a doublé en vingt ans. Même l'historien de l'école Antoine Prost, pourtant réformiste engagé, en convient : « Le niveau baisse : cette fois-ci c'est vrai ! »
- 7% des élèves de 15-16 ans n’ont pas le niveau primaire en compréhension de l’écrit à l’issue de la scolarité obligatoire. Mais les difficultés de compréhension touchent à des degrés divers presque tous les élèves.
Le constat s’étend malheureusement à toutes les compétences de français : expression orale mal assurée, culture littéraire en recul, vocabulaire appauvri, écrit avec orthographe et syntaxe défaillantes en fin de scolarité obligatoire. Autant de constats qui sont particulièrement criants dans les collèges les plus défavorisés, où la graphie même des élèves de quinze ans ou plus est parfois alarmante. Mais le constat touche également - dans des proportions moindres - les établissements les plus favorisés. Dans ces conditions, on s'étonnera pas si un simple poème de Victor Hugo provoque l'incompréhension, voire la colère de certains candidats au baccalauréat de français en série générale. Les réformistes avancent de nombreuses raisons à l’échec scolaire : pédagogies traditionnelles inadaptées, difficultés de la langue, élitisme du collège bourgeois, notation stigmatisante, rupture brutale entre l’école et le collège... Autant de raisons qui n'en étaient pas jusqu'ici ou qui n'expliquent en rien les difficultés de lecture croissantes à la sortie du primaire, véritable pierre d'achoppement de l'ensemble de la scolarité. Une partie de la réponse est pourtant là, sous nos yeux.
L'évolution des horaires de français dans le primaire
Dans le primaire l’horaire hebdomadaire de français a été divisé par deux en moins d’un siècle. Un élève sortant du CM2 aujourd’hui a bénéficié de dix heures de français par semaine de plus qu’un élève sortant de CE2 en 1926 ! Cette saignée s’explique principalement par la multiplication des missions et des enseignements nouveaux assignés à l'école, dont l’exemple le plus récent (et le plus sidérant) est l’enseignement de l’anglais dès le CP. Pour rendre plus acceptable cette saignée, les programmes les plus récents précisent que treize heures de français « réparties dans tous les champs disciplinaires » s’ajoutent aux heures de français proprement dites. Mais cette diminution a également affecté le collège.
L'évolution des horaires de français dans la scolarité obligatoire
Il faut bien sûr circonscrire notre réflexion au collège unique : quand celui-ci a été mis en place en 1975, il s’agissait de démocratiser enfin le secondaire. Or il est frappant de constater que cette démocratisation s’est immédiatement accompagnée d’une nouvelle baisse des horaires de français en primaire... alors même que les nouveaux publics du collège étaient – par définition – beaucoup plus hétérogènes, notamment s'agissant de la maîtrise de la langue ! Cette nouvelle saignée au collège a été facilitée, dans les deux dernières décennies, par la mise en place de fourchettes horaires fixant des horaires plafond et des horaires plancher : ces derniers sont devenus la norme. Juste avant le collège unique les élèves bénéficiaient au total de 2808 heures de français du CP jusqu’au collège. Aujourd’hui ils ne bénéficient plus que de 1908 heures. Au total ce sont 900 heures, soit plus du tiers, qui sont perdues pour les élèves. Un élève sortant du collège avant la mise en place du collège unique bénéficiait de presque 50% d’heures de français de plus qu’aujourd’hui. Pour le dire autrement un élève sortant du collège aujourd’hui a bénéficié dans sa scolarité de moins d’heures de français qu’un élève sortant de l'école primaire avant la mise en place du collège unique (1908h contre 2016h). Jamais, dans l'histoire de la République, les élèves n'ont eu si peu d'enseignement de français et on s'étonne de la faiblesse de leur niveau !
Une conjonction de facteurs aggravants
Les horaires ont été affectés mais également les modalités d’enseignement : ainsi, en 1972, un élève de sixième bénéficiait de six heures de français dont la moitié en demi-groupe. Un professeur certifié de lettres s’occupait alors de deux classes de sixième : aujourd’hui, alors que le mot d’ordre est à l’enseignement « personnalisé » et « différencié », le même professeur doit prendre en charge quatre classes de français avec seulement 4h30 par classe et sans demi-groupe. Mais certains continuent de réclamer la bivalence des enseignants pour réduire le nombre d'intervenants au collège. Pour des raisons essentiellement budgétaires le taux de redoublement au collège, qui permettait aux élèves en difficultés d’asseoir leurs acquis, a été divisé par deux, trois ou quatre, suivant le niveau, en un quart de siècle. De même le taux de scolarisation à deux ans a été divisé par trois dans la dernière décennie. A ces facteurs s’ajoute un facteur aggravant : l’interdiction, sous la pression de certaine fédération de parents d'élèves progressiste, des devoirs écrits à la maison en primaire, lesquels constituaient pourtant pour les élèves autant d’occasions de systématiser les apprentissages. La prolifération des écrans dans cette dernière décennie n'a fait qu’ajouter à la déshérence de la lecture. Enfin les nouvelles pédagogies, promues dans les IUFM, ont porté le dernier coup au caractère structuré de ces apprentissages et aux savoir-faire qui les accompagnaient : méthodes hasardeuses d’apprentissage de la lecture en primaire, nouvelle observation réfléchie de la langue, décloisonnement et séquence pédagogique au collège, dont la grammaire, le vocabulaire et la langue en général sont devenus les parents pauvres, enseignement par compétences etc.
« Les savoirs ont changé »
Les élèves ne savent pas lire ou écrire mais ils ont d'autres compétences, soutiennent sans ciller les adeptes du déni. Et, se pressant au chevet de l'école, nos Diafoirus non pas de déplorer ces saignées successives mais d'en proposer de nouvelles : il est ainsi question d'ajouter l'apprentissage du code informatique dans le socle commun et de l'enseigner dès le primaire. Maryline Baumard, du « Monde », l'a déclaré récemment : Plutôt que de faire de la grammaire, on peut faire du codage : on arrivera peut-être aux mêmes connexions de neurones, j'en sais rien D'autres vantent toutes sortes de potions magiques, dont les derniers avatars sont le socle commun de compétences, la réforme des rythmes scolaires ou l'école numérique. On se félicite ainsi - parce que c'est moderne - de mettre chaque semaine les élèves les plus en difficulté des collèges les plus défavorisés face à des écrans, sur le site du CNED. D'autres accusent les programmes, les professeurs ou la langue elle-même, norme arbitraire (pourtant simplifiée à cet effet en 1990) qu'on voudrait imposer à des élèves s'exprimant dans un « français vernaculaire » qui vaut bien le « français académique ». Ainsi la présidente de la très progressiste « Association française des professeurs de français », déplorant récemment « des programmes tournés vers une connaissance livresque de la littérature » (sic), demandait ainsi récemment de réviser les ambitions de l'école en repensant « les objectifs et le programme en fonction du volume horaire » et relativisait en ces termes l'importance de la « maîtrise de la langue » : Le mot est à changer car il laisse penser qu'à un moment donné l'élève doit l'avoir maitrisé. Or l'apprentissage de la langue est quelque chose de continu. Derrière il y a l'idée d'un idéal inatteignable. On préférerait que soit définie une compétence linguistique orale ou écrite, en compréhension, expression. Curieux progressisme qui renonce à donner l'instruction à ceux qui en ont le plus besoin. Non, on le voit : on n'a guère donné les moyens de réussir au collège unique. Sa réussite était en quelque sorte compromise dès sa naissance et les saignées successives n'ont fait qu'aggraver son état jusque aujourd'hui. On le sait pourtant : tous les enseignements puisent dans la maîtrise du français. Lorsque celle-ci devient à ce point fragile, comment espérer construire sur autre chose que sur du sable ? Parce que rien n'est irréversible, il ne nous reste plus qu'à résister et à faire entendre la petite voix de la raison dans l'étourdissante cacophonie idéologique qui est le propre de notre époque.
Par Professeur Kuing Yamang