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Défense/Dissuasion: Urgence! Quelle doctrine stratégique pour une sécurité mondiale ?

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Il se pourrait que le monde évolue vers une situation politico-militaire d’un genre véritablement nouveau. C’est une occurrence assez rare pour être énoncée avec prudence. La dernière véritable rupture en la matière fut l’apparition des armes nucléaires. Leur nature radicale n’a pas assuré la paix, c’est seulement la guerre entre ses grands détenteurs qui n’a pas eu lieu. En revanche, ils ont poursuivi un conflit de puissance des plus classiques par tiers interposés chez qui leurs querelles ont fait plusieurs millions de victimes en trente ans. La retenue imposée par les armes nucléaires a permis de la même façon que l’Union soviétique s’écroule sans que nul ne songe à menacer l’intégrité territoriale et politique de la Russie. Mieux, les autres puissances nucléaires ont joint leurs efforts à ceux de Moscou pour faire comprendre aux Etats satellites redevenus indépendants qu’il n’y avait pas de partage des dépouilles dans ce domaine : la Russie seule succédait à l’Union soviétique en matière d’armes atomiques.

Le remarquable pouvoir régulateur de ces armes s’est maintenu depuis. Le nombre et le comportement des puissances nucléaires “illégitimes” ont été efficacement contenus depuis trente ans en dépit de nombreux pronostics pessimistes à ce sujet. La nouveauté qui pointe n’est donc pas celle attendue d’un monde infesté de petites puissances nucléaires plus ou moins stables. Elle est celle de grandes puissances qui utilisent implicitement leur parapluie nucléaire pour entreprendre des politiques de déstabilisation voire de conquête régionale. Depuis près de cinq ans, mais avec une accentuation considérable depuis deux ans, la Chine a entrepris d’imposer sa propre définition de ses zones d’intérêt économique au moyen d’actions de plus en plus musclées. Ses derniers mouvements depuis six mois ne laissent guère de doute sur sa détermination, qu’il s’agisse d’une zone unilatéralement étendue de contrôle aérien, de gesticulations militarisées face au Japon ou d’une implantation de plateforme pétrolière sous forte escorte navale dans une zone revendiquée par le Vietnam. Simultanément, les nouveaux dirigeants chinois accélèrent le développement et les démonstrations de leurs capacités militaires tout en faisant un ménage inhabituellement brutal de la haute hiérarchie de l’Armée populaire. De son côté, la Russie a entrepris de consolider son “étranger proche” sans douceur excessive. Si les opérations en Tchétchénie ou en Géorgie pouvaient encore passer pour un souci de stabilisation de zones frontalières à risque, la récupération de la Crimée et la mise sous contrôle de l’est de l’Ukraine révèlent un projet politique sous- jacent plus ample et plus agressif. Les deux pays sont dans des santés économiques très différentes mais cette distinction est de peu de conséquence ici et pèse beaucoup moins que leurs convergences politico-militaires.

Dans les deux cas, il s’agit d’Etats ayant des obligés mais sans alliés véritables. L’un et l’autre sont des régimes autoritaires mais qui bénéficient du fort soutien d’une opinion publique très nationaliste dont les deux régimes jouent avec efficacité – parfois trop comme l’a montré l’embarrassante agressivité des manifestations contre le Japon l’an dernier en Chine. Enfin, leurs dirigeants partagent une culture de “realpolitik” qu’ils maîtrisent remarquablement et dont ils constatent que leurs opposants sont désormais dépourvus. L’affligeant spectacle offert par les Européens depuis le début de la crise ukrainienne n’a d’égal que les réactions tout aussi nerveuses et désordonnées des pays de l’ASEAN. Et tous constatent l’extrême faiblesse des Etats-Unis qui a bien des explications mais pour cause racine l’absence complète de pensée stratégique américaine.

Cette situation présente deux caractéristiques nouvelles de grande portée.

La première est l’absence de doctrine stratégique – a fortiori collective de la part des voisins de la Russie et de la Chine et de leur grand allié commun américain. En dépit des anxiétés rapidement croissantes suscitées par ces comportements offensifs, il n’y a aucune vision commune de sécurité capable de fonder un projet politico-militaire collectif entre les pays des deux régions concernées que sont l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Cette lacune est par elle-même une dangereuse source d’instabilité, surtout face à des Etats qui possèdent de leurs intérêts nationaux une vision très construite et partagée aux seins de leurs élites dirigeantes.

La seconde est que, pour la première fois, des puissances nucléaires légitimes s’appuient sur la sécurité que leur confère leur arsenal pour poursuivre une politique d’expansion territoriale directe. La sanctuarisation devient impunité et c’est lourd de dangers. Le premier est naturellement l’encouragement à poursuivre, accentué par les faiblesses précitées des voisins. Le deuxième est l’exemple ainsi offert aux puissances nucléaires “illégitimes” et à tous ceux qui rêvent de le devenir. Le troisième est que soixante ans de pensée de la dissuasion n’ont jamais envisagé les armes nucléaires de la sorte. Nous sommes ainsi ramenés à l’observation de George Kennan, alors ambassadeur des Etats-Unis à Moscou, que Truman interrogeait sur la “rationalité” de l’URSS face à l’emploi des armes nucléaires : 

Il est certain que les Soviétiques sont rationnels, mais pourquoi auraient-ils la même rationalité que nous ?

Une doctrine reste à créer. Et c’est urgent.

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Source, journal ou site Internet : le nouvel économiste

Date : 20 juin 2014

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