Le populisme est une accusation dont se servent les politiciens au pouvoir (et ceux qui les soutiennent) contre ceux qui leur reprochent de ne pas se servir de leur pouvoir dans l'intérêt du peuple.
Le populisme comme défense du peuple
Le terme de populisme implique la notion de peuple. Or, cette notion peut-elle avoir un sens individualiste ?
Le dictionnaire définit le peuple comme un "ensemble d’êtres humains vivant sur le même territoire ou ayant en commun une culture, des mœurs, un système de gouvernement." A partir de cette définition de "peuple" il est pratiquement impossible de définir un intérêt commun sur lequel tous ses membres seraient d'accord.
Dans les sens qui nous préoccupent, par exemple "Un politicien promet au peuple des baisses d'impôts. C'est du populisme, juge son rival." cette définition ne s'applique pas : le politicien ne le promet pas à lui-même, ni à son rival, ni en fait à l'ensemble de la caste exploiteuse. Il ne peut le promettre en réalité qu'à ceux qui sont victimes des impôts. Le terme populiste, pour avoir un sens, doit donc implicitement impliquer, au moins en partie, de définir le peuple comme la caste exploitée.
Selon la théorie des classesà laquelle le populiste adhère, il n'en tirera pas les mêmes conclusions : s'il s'en tient à la théorie des classes marxiste, il considère que ce sont les "capitalistes" qui "exploitent" les "travailleurs", et que "le peuple", c'est à dire la caste exploitée ainsi définie doit donc, par le biais de la démocratie redistributive, se révolter contre la caste exploiteuse ; s'il comprend la théorie des classes libérale (du moins en partie, et peut-être inconsciemment), au contraire, il sait que "le peuple" est exploité par les hommes de l'Etat, et que c'est leur pseudo-démocratie qui l'empêche de décider "lui-même" des affaires qui "le" concernent. C'est ce que François Guillaumat appelle les "populistes de gauche" et les "populistes de droite".
Pris dans ces sens cohérents et non-contradictoires-là, le terme de populisme devient donc inutile, puisque synonyme soit de communisme, soit de libéralisme : la définition qui reste est donc celle d'un populiste de droite qui ne comprend pas tout : sa définition à lui de pseudo-démocratie est bien souvent simplement la "social démocratie technocratique", sa définition de "laisser le peuple décider des affaires qui le concernent" implique plutôt "la démocratie directe", et lui comme président la gérant, puisqu'il est politicien ! De même, il ne définit le peuple comme classe exploitée que pour les besoins de l'opposition avec la classe exploiteuse, mais pour le reste reconnaît une pertinence à la notion de peuple avec une volonté collective propre. Comme "peuple" se confond souvent avec "les citoyens de l'Etat-nation", ces populistes-là défendent toujours un certain nationalisme — sinon, ils ne seraient pas populistes mais libéraux ou anarchistes et ne parleraient pas de "peuple" mais d'individus.
Chantal Delsol, La nature du populisme ou les figures de l'idiot
Chantal Delsol est Professeur de philosophie politique à l'Université de Paris-Est, où elle a fondé le Centre d'Etudes Européennes, qui a un grand rayonnement, notamment en Europe centrale. Elle vient d'être élue membre de l'Institut de France. Elle a écrit une œuvre importante, traduite en diverses langues. Elle a commencé par l'étude de notions politiques (capitales dans la doctrine sociale de l'Eglise) - subsidiarité, autorité - ; elle a continué par une analyse de l'âme contemporaine en Occident - l'irrévérence, le souci contemporain - ; puis elle a esquissé une politique pure, intérieure et extérieure, avec un essai sur La République, une question française, et sur la justice internationale ; après cela, elle a exploré l'âme en écrivant plusieurs romans ; elle revient aujourd'hui à la philosophie politique avec un des ses tout meilleurs livres.
Chantal Delsol, esprit émancipé et être enraciné, n'a eu qu'à être elle-même, pour découvrir le modèle anthropologique dont elle se sert pour
éclairer l'état et le malaise de la civilisation : rien ne va plus dans le couple émancipation-enracinement, pourtant constitutif de l'humaine condition. La tendance à l'émancipation
devient, dans les élites d'Occident, frénésie unilatérale, qui détruit l'humain ; en face d'elle, hors d'Occident, mais aussi en Occident, une pathologie symétrique de l'enracinement ; le
monde va-t-il vers l'affrontement entre deux frénésies inséparables et irréconciliables ?
Elle applique ce modèle au populisme, qui fournit à son essai l'objet autour duquel il pivote, s'élargissant graduellement à une étude de
l'état actuel, et futur, de la démocratie, ouvrant une perspective sur la civilisation mondiale, en l'état actuel de son développement.
La seconde partie du titre (Les figures de l'idiot) renvoie à la distinction en grec entre idion et koinon, propre et commun. Chantal Delsol,
suivant ici la pensée classique, définit l'idiotès comme celui qui, intellectuellement, ne sort pas de son trou pour appréhender les ensembles, et/ou qui, moralement, ne se hisse pas au
niveau du bien commun. On devient citoyen capable en cessant d'être un idiotès. Une démocratie est un régime dont la rationalité dépend de l'existence d'une suffisante proportion de
citoyens qui ne soient pas « idiots ».
Chantal Delsol explique en quoi consiste la démagogie : flatter la tendance à rester un idiotès. Il n'y a pas de démocratie sans effort
d'élévation et d'éducation. Mais c'est le penchant constant des élites, note-t-elle (et elle le documente), de prendre les gens du peuple pour des idiots. L'originalité des élites de notre
temps consiste à croire qu'on est idiot, et de surcroît vil et tyrannique (antidémocrate), si l'on n'adhère pas à l'idéologie de l'émancipation déracinée dans ses manifestations les plus
extrémistes. La dénonciation du « populiste » va donc au-delà d'une 'juste) dénonciation de la démagogie. Elle est le terme dans lequel s'exprime à la fois la version actuelle du mépris du
peuple et de la forme présente de la tyrannie idéocratique.
« Populisme » est devenu un terme accusatoire, qui impute au peuple, en vertu même de son idiotie, comme à tout partisan d'une formule
équilibrée émancipation/enracinement, une pathologie de l'enracinement (dont le nazisme a produit un des types accomplis, cf. ch.6, 'La perversion du particularisme'). Cette accusation
inique permet d'exclure du jeu tous ceux qui n'adhèrent pas à l'idéologie d'une démocratie radicale déracinée (les idiots).
Ainsi, dans la veine jacobine classique, le peuple (sans majuscule) est sommé d'être le Peuple (en soi et pour soi) ou de se taire, et de
laisser penser et gouverner à sa place ceux qui savent mieux que lui ce qu'Il est - c'est-à-dire ceux qui ont droit au pouvoir de droit divin à perpétuité parce qu'ils sont par définition
les démocrates. Chantal Delsol croit pouvoir démontrer que la consternante impuissance politique de l'Europe, par exemple, serait le fruit du rejet d'une élite intellectuelle arrogante et
idéologue, par des peuples demandeurs d'une juste mesure d'enracinement et d'émancipation. Elle décrit en analyses aiguës, et qui font mouche, les expressions de ce mépris ordinaire du
peuple, coupable d'aimer l'enracinement et le bien-vivre, au moins autant que l'extrémisme émancipateur et ses délires.
Ce livre puise aux sources de la Politique d'Aristote, partisan de la démocratie et de la prudence, contre les régimes autoritaires et
soi-disant scientifiques, et voit dans les problèmes actuels de la démocratie une répétition de la polémique entre Platon et Aristote. A-t-elle eu tort de poser la question d'une démocratie
où l'on respecterait le peuple ?