Le meilleur gouvernement est celui qu'apprend aux hommes de se gouverner eux-mêmes.
Goethe
Trois à quatre millions de personnes visitent chaque année la Statue de la Liberté. Ce monument, l’un les plus connus au monde, symbole de l’amitié et de la coopération politique entre la France et les États-Unis, est né pourtant d’une initiative privée: c’est la passion de quelques individus –certes influents et visionnaires– qui lui a donné le jour, et non les relations officielles entre gouvernements. On lui associe généralement le nom de Bartholdi. Sans doute, le sculpteur a façonné le visage et la célèbre torche qui ont accueilli, dans le port de New York, tant de générations d’immigrants à l’époque des traversées maritimes ; mais c’est à Édouard Laboulaye que l’on doit l’idée de ce projet et c’est son énergie et son amour de l’Amérique qui en ont permis la réalisation.
L’Amérique dont il s’agit est celle de l’Union, celle du Nord anti-esclavagiste, dont Laboulaye s’était fait en France le champion, alors même que
l’Empire, comme l’Angleterre, semblaient pencher plutôt en faveur des confédérés sudistes, notamment pour des raisons économiques. Dans un article intitulé « Les États-Unis et la France», il
écrivait :
- 2 É. Laboulaye, « Les États-Unis et la France », L’État et ses limites, Paris, Charpentier, 1865, p. (...)
Quelles que soient les souffrances de l’industrie, quels que soient les calculs des diplomates, il y a un fait qui domine tout : c’est l’esclavage. La victoire du Nord, c’est la rédemption de quatre millions d’hommes ; le triomphe du Sud, c’est la perpétuité, c’est l’extension de la servitude avec toutes ses misères et toutes ses infamies. […] Chez nous, Français, est-il possible que la cause de l’esclavage soit jamais populaire ? Nos pères ont été en Amérique, avec Lafayette et Rochambeau, pour y soutenir la liberté. C’est là une de nos gloires nationales ; c’est par ce service rendu aux États-Unis que nous sommes là-bas des frères et des amis. Effacerons-nous ce passé mémorable ? Le nom français sera-t-il associé au triomphe du Sud, c’est-à-dire, quoi que nous fassions, à l’esclavage éternisé ? Cela ne se peut pas2.
Voilà tout Laboulaye, ses passions et son énergie. « Les États-Unis et la France» sont traduits et envoyés au président Lincoln par John Bigelow, consul général des États-Unis à Paris et ami de Laboulaye. Bigelow fait réimprimer le document à ses frais et annonce qu’il en fait envoyer une copie à chaque membre de la législature en France, à tous les diplomates, aux principaux organes de presse et aux grands industriels français. Le texte est reproduit dans de nombreux journaux outre-Atlantique. De la même manière, Laboulaye s’engagera dans la campagne électorale américaine et, sollicité par ses amis américains, mettra sa plume au service de l’élection de Lincoln à la présidence. On le voit, Édouard Laboulaye a été bien plus qu’un universitaire amoureux de l’Amérique : il fut un homme d’influence, qui marqua de son action les relations entre la France et les États-Unis et joua un rôle important dans la vie intellectuelle et la vie politique de la France entre 1848 et 1883.
Qui était Édouard René Lefebvre de Laboulaye ? C’est d’abord comme juriste qu’il se fait connaître. Son premier ouvrage, L’histoire du droit de la propriété foncière en Europe depuis Constantin jusqu’à nos jours, est couronné par l’Académie des inscriptions et des belles-lettres, où il est admis le 17 janvier 1844. Il voyage en Europe, étudie l’histoire et le droit allemands. En 1849, à trente-sept ans, il devient professeur de législation comparée au Collège de France. Il en sera élu administrateur en 1873 et le restera jusqu’à sa mort. Ses début sont difficiles : « la première fois que je parlai, je vis tout rouge ; la crainte du public m’a donné des palpitations pendant dix ans3». C’est pourtant là qu’il trouve sa voie : s’il a aimé l’Allemagne et admiré le modèle prussien, il s’est tourné dès ses premiers cours au Collège de France vers l’Amérique, et n’en a plus détourné les yeux. Avec l’Amérique, il se découvre aussi une passion pour la liberté: ce sont les clés de son engagement et de sa vie.
- 3 Cf. É. Laboulaye, « Horace Mann », Revue des cours littéraires de la France et de l’étranger, 27 f (...)
En 1850, donner un cours sur les États-Unis était novateur, comme le rappelle Stephen Sawyer4. L’intérêt pour l’Amérique était en train de s’éveiller : Laboulaye en fut un catalyseur. L’opinion française avait été sensibilisée à ce sujet par le marquis de Lafayette, réapparu dans la vie politique française en 1830. Victor Cousin avait apparemment incité Laboulaye à étudier l’Amérique. Tocqueville avait marqué les esprits avec De la démocratie en Amérique, publié en 1835; Guizot avait écrit sur la vie de Washington en 1839. L’attention pour l’Amérique s’était accrue dans les années 1850 après l’expérience malheureuse, en France, d’un système républicain présidentiel assez proche du régime établi par la constitution américaine –le bicamérisme en moins, au grand regret de Laboulaye. C’est aussi l’époque du début des grands développements industriels outre-Atlantique. La littérature n’est pas en reste: Baudelaire publie ses traductions de Poe en 1852, l’année ou paraît aussi La Case de l’oncle Tom, de Harriet Beecher Stowe. Laboulaye était donc le précurseur d’un grand mouvement d’opinion. Et l’accent porté sur la question de l’esclavage et la manière dont elle était traitée aux États-Unis est révélateur aussi d’un enjeu de politique nationale française : dans la période autoritaire des débuts du Second Empire, l’opposition se jugeait prisonnière, et la critique de l’esclavage était perçue comme une attaque voilée contre le régime.
Les événements vont faire du professeur timide un tribun engagé. « La révolution de 1848 détruisit tous mes projets et bouleversa toutes mes idées» écrit Édouard Laboulaye dans l’« Avertissement» qui ouvre en 1872 ses Questions constitutionnelles. Il ajoute : « ce sont les révolutions qui ont fait de moi un écrivain politique». Pour contourner la censure et éviter d’être destitué comme certains de ses collègues, Laboulaye interrompt son cours sur les États-Unis et choisit des sujets moins sensibles, comme l’histoire religieuse. Mais c’est encore la liberté, religieuse cette fois, qu’il défend, inspiré notamment par William Channing. Il soutient l’égalité des religions, mais aussi la séparation de l’Église et de l’État5–au risque de déplaire aux catholiques alors qu’il est lui-même croyant et très attaché à la religion. Après le tournant libéral du régime, ses critiques se font moins voilées: en 1868, il publie un conte satirique qui fait sensation, Le Prince Caniche.À cette date, Laboulaye est déjà une figure de la scène intellectuelle et littéraire française. Éditorialiste et pamphlétaire brillant, il est notamment un collaborateur régulier du Journal des Débats, et publie de nombreux articles dans la presse et dans des revues spécialisées. Paris en Amérique6, publié en 1863 sous le nom du Docteur René Lefebvre –la partie de son nom qu’il n’utilisait pas ordinairement–, lui a valu un grand succès populaire. Le livre n’eut pas moins de trente-cinqéditions françaises et huit en anglais: ce roman philosophique, satire de la société parisienne et plaidoyer pour la liberté et le self-government sur le modèle américain, fut un des grands succès de librairie de l’époque. Car outre l’homme politique et le jurisconsulte, Laboulaye est aussi un conteur de talent, très attaché à la culture populaire. En outre, engagé activement dans le mouvement des bibliothèques de souscription et bibliothèques populaires, c’est un ardent défenseur de la liberté de l’enseignement, combattant en la matière le monopole de l’état, avec le souci principal de l’éducation de tous: « la liberté a pour condition première l’éducation de tous les citoyens7».
- 6 Ce roman, comme beaucoup d’œuvres de Laboulaye, est disponible en ligne sur le site internet Galli(...)
- 7 É. Laboulaye, « L’instruction publique et le suffrage universel », in L’État et ses limites, 1865, (...)
Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en 1884, Jacques Flach, qui succède à Laboulaye à la chaire d’Histoire des législations comparées, dresse le portrait de son prédécesseur. Il voit dans le juriste le fondateur en France de l’école historique du droit. Il rend hommage aussi à l’homme politique qui, en 1860, au moment où l’Empire autoritaire desserre son étreinte, saura utiliser la force nouvelle que représente l’opinion publique. « Avec uneénergie croissante, il revendique la liberté religieuse, la liberté d’enseignement, la liberté de la presse, la liberté municipale, la liberté d’association et, par-dessus tout, la liberté individuelle8.». Laboulaye, élu député en 1871, devient le chef du centre gauche, pivot de la politique à un moment crucial où le pays hésitait entre république et monarchie constitutionnelle. Flach rappelle que « si M. Laboulaye ne fut pas le père de la république, il en fut du moins le parrain». C’est en effet Henri Wallon qui, le 30 janvier 1875, introduit dans les lois constitutionnelles le mot « république», avec une majorité d’une voix, mais Laboulaye avait beaucoup contribué à ce succès par le discours qu’il avait prononcé pour déposer un amendement semblable –rejeté le 29 janvier sous la pression des monarchistes. Républicain modéré, conservateur, attaché à la défense des libertés et méfiant à l’égard des révolutions9, il est élu sénateur inamovible en décembre 1875.
L’encrier de Laboulaye
En 1866, Édouard Laboulaye, candidat de l’opposition à Strasbourg, avait été défait « par les campagnes», malgré sa popularité auprès de l’électorat urbain. Après cet échec, des électeurs de Strasbourg ouvrirent une souscription pour lui offrir un magnifique encrier. Quand l’auteur de Paris en Amérique appela à voter en faveur du plébiscite de 1870, un journaliste radical, ami des républicains strasbourgeois, J. A. Lafont, plus tard conseiller et député de Paris, considéra que les donateurs de 1866 avaient été trahis par ce ralliement au régime et réclamaient l’encrier. Les journaux d’opposition publièrent une lettre en ce sens. À l’ouverture du cours du semestre d’été de 1870, Laboulaye fut accueilli au Collège de France aux cris de: « Rendez l’encrier !». Malgré le soutien d’une partie de son auditoire, il finit par demander la suspension provisoire du cours.
Laboulaye avait-il trahi ses principes ? En réalité, il s’était prononcé clairement pour le régime parlementaire, par exemple dans Le Parti libéral et son programme, publié en 1864. Il était donc fidèle à ses convictions, mais trop modéré pour les radicaux qui voulaient renverser le régime – Laboulaye n’aimait pas les révolutions.
- 8 Jacques Flach, Vie et œuvres de M. Laboulaye, Archives du Collège de France.
- 9 Il écrit par exemple : « L’objet constant de mes études est de démontrer que la liberté et la révo (...)
Cet homme d’allure austère, vêtu comme un Quaker, était selon ses interlocuteurs un esprit cultivé, affable, forçant la sympathie. Le véritable couronnement de sa carrière et de son existence, alors qu’il s’est vu refuser l’entrée à l’Académie française, fut malheureusement posthume: lui qui avait tant étudié et admiré l’Amérique sans avoir jamais traversé l’Atlantique dépensa ses dernières forces à faire aboutir un projet de statue monumentale à la gloire de l’amitié entre la France et les États-Unis10, qui fut érigé finalement en 1886, trois ans après sa mort. C’est justice d’associer le nom de Laboulaye à ce monument, allégorie pesante, sans doute, mais porteuse d’un idéal impérissable, de cette liberté dont il avait fait, avec ses divers talents de juriste, de professeur, de politique et de conteur, le combat de sa vie.
- 10 É. Laboulaye fut au cœur de la campagne de souscription pour la Statue de la Liberté lancée avec u (...)
« Je n’ai pas besoin de dire quelle est à mes yeux la seule politique qui soit bonne ; cette politique, elle est écrite dans l’histoire de nos soixante-quinze dernières années. Monarchie, Assemblées, République, Empire, Royauté, légitime ou quasi-légitime, tout est tombé ; une seule chose est restée debout : les principes de 1789. N’y a-t-il pas là un enseignement suprême ? Ne comprend-on pas qu’au milieu de toutes ces ruines, ni les idées, ni la foi, ni l’amour de la France n’ont changé. C’est pour la liberté que nos pères ont fait en 1789 une révolution qui dure encore ; elle ne s’achèvera que par la liberté. »
Édouard Laboulaye, Le Parti libéral, son programme et son avenir, 1863. Préface, p. XVI
Par Marc Kirsch
Source: Collège de FranceÉdouard Laboulaye
De Wikiberal:
Édouard Laboulaye né le 18 janvier1811à Paris où il est mort le 25 mai1883, est un écrivain et homme politique français représentatif d'un libéralisme républicain aux origines de la Troisième République.Juriste de formation, il obtient une chaire à l'Institut en 1845, avant d'enseigner au Collège de France la législation comparée à partir de 1848. A la fois continuateur de Benjamin Constant (dont il éditera les œuvres) et de Wilhelm von Humboldt, il professe un libéralisme républicain, qui doit beaucoup à sa passion pour les États-Unis.
En 1863 sortent coup sur coup L'État et ses limites et Le Parti libéral, son programme et son avenir, dans lequel il énumère les principes auxquels doit s'attacher, selon lui, tout programme politique visant à la liberté: aux éléments développés par les auteurs devenus classiques (droit de propriété, limitation de la souverainetéétatique, liberté de la presse, liberté de culte), il ajoute - à la suite de John Stuart Mill - le droit de coalition et le suffrage universel. Contrairement à Constant, il juge cette dernière réforme indispensable pour éduquer la majorité de ses compatriotes à la raison et à la liberté.
Opposant résolu à Napoléon III, il publie aussi un pamphlet cinglant et au succès retentissant: Le Prince caniche (1868).
Après la chute du Second Empire, élu député de Paris en 1871, il mène un combat en faveur de la liberté d'enseignement et en particulier contre le monopole universitaire. Élu sénateur inamovible en 1875, Il est le rapporteur de la loi du 19 juillet 1875, qui instaure la liberté de l'enseignement supérieur. De même, son influence sera grande sur la Constitution de la Troisième République (1875). C'est également à son initiative que le sculpteur Bartholdi concevra la Statue de la Liberté pour célébrer l'amitié franco-américaine.