Depuis la haute Antiquité, les marines commerciales ont été la cible de pirates, attirés par les richesses d’un commerce maritime qui n’a cessé de croître depuis que les sociétés humaines maîtrisent les arts de la navigation. La piraterie est un modèle d’entreprise à risque qui reste toujours attirant : à un coût d’entrée faible répond un gain potentiel énorme. Dans certain cas, l’accumulation des richesses a permis à certaines sociétés pirates de devenir suffisamment puissantes pour s’ériger en républiques indépendantes et influer sur le jeu interétatique.
Masquée par les grands événements géopolitiques des deux derniers siècles (colonisation, guerres mondiales, guerre froide), la piraterie est revenue sous le feu des projecteurs de l’actualité avec la mondialisation. Existant à l’état endémique sur presque toutes les mers et en particulier dans les eaux asiatiques, elle connaît un renouveau spectaculaire avec la maritimisation qui est tout à la fois la cause et la conséquence de la multiplication des échanges internationaux. S’adaptant à l’environnement local, elle prend des formes différentes selon les zones où elle sévit1 et peut, au gré des intérêts locaux, se conjuguer avec d’autres formes de violence maritimes comme le terrorisme par exemple.
La piraterie est aujourd’hui surtout présente dans le golfe de Guinée où les intérêts pétroliers très nombreux sont ciblés, ainsi que sur la grande route maritime Est-Ouest de circumnavigation et notamment sur son segment stratégique qui relie les grandes puissances économiques asiatiques (Chine, Japon, Corée) à l’Europe et à la côte Est des États- Unis2. Les attaques s’y sont d’abord concentrées sur les points de passage obligé d’Asie du Sud-Est, en particulier dans les détroits de Malacca et de Singapour, avant de prendre une ampleur exceptionnelle dans l’océan Indien où la piraterie somalienne a atteint une dimension océanique. Cela a conduit de nombreux États, souvent non liés par des accords de défense, à conduire des opérations navales coordonnées avec un niveau de coopération internationale sans précédent.
Afin de délimiter le phénomène de la piraterie et de mieux en appréhender la complexité, il convient de poser un cadre d’analyse rigoureux – historique, politique, économique et juridique – avant de dresser un état des lieux plus détaillé de la piraterie contemporaine. Ce second temps d’analyse vise plus particulièrement à circonscrire les différentes formes de pirateries ainsi qu’à en déterminer les origines. Dans ce contexte, la piraterie somalienne est un cas hors-norme de par son étendu tout autant que par ses résonnances internationales et méritent à ce titre de s’y attarder. Enfin, l’étude s’achève sur trois grands scénarios employés pour contrer la piraterie. Le premier relève d’une stratégie défensive visant à protéger ses propres navires, le second – incitant à la destruction des moyens de son adversaire – est plus offensif alors que le dernier, qui recommande le rétablissement des prérogatives régaliennes, est d’une plus grande ampleur.
Activité entrepreneuriale jadis reconnue, parfois même réglementée par les États, la piraterie est aujourd’hui un modèle d’entreprise à risque particulièrement attrayant: à un coût d’entrée faible répond un gain potentiel énorme. Elle s’est professionnalisée pour devenir une véritable filière économique internationale s’appuyant sur des réseaux en partie légaux, ceux des intermédiaires chargés de la négociation des rançons, ainsi que sur la criminalité organisée. Elle entretient également des collusions avec les groupes terroristes avec lesquels elle interfère localement.
Son intérêt est encore accru par le sentiment d’invulnérabilité que lui confère l’absence de loi la réprimant dans la plupart des États, la lenteur avec laquelle se développent ces instruments juridiques et le peu d’entrain que mettent les pays occidentaux à vouloir juger la plupart des pirates capturés au risque d’embouteiller encore eu peu plus leurs propres systèmes judiciaires et d’augmenter leur population carcérale.
Symptôme fiable du niveau de délabrement des pouvoirs régaliens d’un État côtier, elle est encouragée par la maritimisation de l’économie et l’exploitation des ressources halieutiques et minières. Elle met à profit pour se développer l’espace de liberté qu’est la haute mer et le sous- équipement naval de la plupart des nations. Forte de ses succès et de ses promesses, elle est appelée à se développer sur toutes les mers du monde.
Favorisée par le développement technologique qui permet à n’importe qui de connaître sa position partout dans le monde à quelques mètres près en utilisant un récepteur GPS, son domaine d’action ne connaît pas d’autre limite que l’endurance de ses bateaux. Grâce à ses remarquables capacités d’adaptation, elle s’est dotée de moyens d’intervention à très longue distance en reprenant le concept de bateau mère.
En théorie, plus aucune mer n’est à l’abri des attaques. Si les navires de commerce qui effectuent des liaisons intercontinentales peuvent, au prix de l’augmentation de leurs coûts d’exploitation, se dérouter pour contourner les zones à risques accrus, il n’en va pas de même pour les bateaux qui assurent un trafic régional ni, a fortiori, pour ceux qui exploitent les ressources halieutiques ou minières ainsi que les îles artificielles comme les plateformes pétrolières. Cette menace pèse dès à présent sur une activité qui débutera en 2014 et qui est appelée à undéveloppement important : l’exploitation des métaux de base contenus dans les amas sulfureux déposés sur le fond des océans.
Les statistiques du Bureau maritime international font état d'un net recul des actes de piraterie en océan Indien au cours des neuf premiers mois de l'année 2012. Cette baisse est le résultat de l'action conjuguée de la présence de bâtiments de guerre, de l’embarquement d’équipes de protection et de l'application des « bonnes pratiques (BMP4) » mises en œuvre à bord d’un nombre plus important de navires. C’est bien la conjonction de ces moyens qui s’avèrent efficaces. Il ne faut donc pas céder à l’attrait des conclusions hâtives d’une analyse sommaire qui montrerait qu’aucun navire embarquant une équipe de gardes armés n’ayant été pris, ce mode d’action seul suffirait à garantir la sûreté du trafic. Le contre-amiral américain Terry McKnight rappelle qu’il ne faut pas retirer les navires de guerre des différents pays qui patrouillent dans l’océan Indien, sous prétexte de baisse de la piraterie: «C’est quand nous agissons tous ensemble, les sociétés de sécurité privée, les marines et la communauté maritime, que nous pouvons réduire le nombre d’actes de piraterie ».
L’Histoire montre que la lutte contre la piraterie doit impérativement s’inscrire dans la durée. L’échelle de temps démocratique, rythmée par les élections, est mal adaptée à ce combat qui demande une volonté politique soutenue pour que les ressources nécessaires soient allouées sans discontinuité, le temps nécessaire.
Il faut d’autant moins se priver d’un des pans du dispositif de lutte que l’adaptabilité dont fait preuve la piraterie laisse présager de l’émergence prochaine d’une ou de plusieurs innovations pouvant remettre en question l’organisation actuelle. Certains armateurs craignent, par exemple, d’être l’objet d’une action en justice, commanditée par un groupe de pirate à l’occasion du décès d’un des leurs sous le feu d’une équipe de protection privée. Il n’est pas inconcevable de penser qu’en l’absence d’un cadre juridique clair pour les sociétés de protection, une plainte pour homicide d’un pirate agissant « par nécessité économique » soit un jour considérée comme recevable par une cour de justice. La préméditation du crime pourrait être plaidée au prétexte de l’embarquement préalable de gardes armés. Une autre éventualité qu’il faut envisager serait l’utilisation d’armement lourd pour disposer d’une puissance de feu supérieure à celle des équipes embarquée. Dans ce cas, seule l’intervention de bâtiments de guerre permettrait de contrer la menace. La généralisation de l’utilisation de boucliers humains, tactique déjà utilisée dans le passé, pourrait être une autre forme d’action. L’ingéniosité tactique et l’esprit d’adaptation dont font preuve les pirates laissent présager qu’ils sauront être inventifs pour faireperdurer leur modèle d’entreprise qui repose en océan Indien principalement sur le commerce des hommes. Une première amorce de diversification a consisté à racheter des otages de terroristes pour en négocier la rançon.
Les résultats obtenus sont donc fragiles et réversibles. La lutte, pour être efficace et le rester quelques soient les évolutions des modes d’action, doit être menée en parallèle contre l’ensemble des facteurs d’efficacité de la piraterie.