Entretien.
Revenant sur le mensonge de l’ancien ministre du Budget, la philosophe évoque une classe politique coupée du réel et une société où les valeurs se sont inversées.
Comment avez-vous réagi aux aveux de Jérôme Cahuzac ?
Je trouve cela indigne, naturellement, comme la plupart des Français, mais cela ne m’étonne pas du tout. Je pense que nombre de nos gouvernants dissimulent ce genre d’agissements, même si là nous sommes à l’extrême (un ministre du Budget, en période de crise, qui, dans un discours moralisateur à vous arracher des larmes, interdit aux citoyens de faire exactement ce qu’il est en train de faire en cachette). Le cas n’est certainement pas unique. Ce qui est unique, en revanche, c’est qu’on a eu les moyens de le démasquer et que cela a provoqué ses aveux.
À se proclamer vertueux, les socialistes ne se sont-ils pas fait prendre à leur propre piège ?
Le socialisme n’est pas une politique, c’est une morale. Ce sont eux-mêmes qui le disent. Ils ne sont pas un courant politique parce que leur programme est inapplicable : politiquement, il leur faut ou bien tomber dans le totalitarisme (ce dont ils ne veulent à aucun prix), ou bien tomber dans la social-démocratie (ce qui est leur destin). Le socialisme comme politique est un produit chimiquement instable, il n’existe pas. Ce qui reste, c’est un discours moral égalitaire. Et un sermon permanent servi à l’extérieur. Cette corruption que nous avons sous les yeux aurait pu arriver partout ; mais elle est plus grave ici, parce que les socialistes n’ont que cela : la morale — en fait, ils feraient mieux de créer une Église, cela fonctionnerait mieux.
Nos dirigeants sont-ils vraiment “tous pourris” ?
Heureusement non, pas tous. Mais c’est un acte de foi que de dire cela : nous ne pouvons absolument pas savoir lesquels sont vertueux, ou plutôt, normaux, puisque sans cesse des corrompus sont démasqués qui paraissaient il y a huit jours vêtus de probité candide. Nous avons l’impression que tout le monde ment parce que nous ne pouvons pas faire la distinction. C’est cela qui laisse se développer le “tous pourris”.
Les hommes d’État étaient-ils plus vertueux avant ?
Je crois que oui. Les Trente Glorieuses ont déployé l’attrait pour l’argent, développé la société “frime et fric”, et les gouvernants ont plus de possibilités que les autres pour en profiter. De plus, la seconde moitié du XXe siècle a laissé se développer cette idée selon laquelle le héros, celui qui se sacrifie au service du pays ou de la société, est un salaud : de Gaulle n’avait plus d’avenir. Quand le héros est discrédité, on se réfugie dans le compte en banque. De Gaulle pouvait vivre de façon austère parce qu’il avait d’autres satisfactions, dans l’ordre de la grandeur.
L’image des politiques est désastreuse. La suspicion du peuple envers ses élites est-elle une constante historique ?
La France, avec sa tradition de jacobinisme, ne peut pas développer une société de confiance, car elle ne sait pas ce qu’est une véritable démocratie. Sa mentalité est plutôt celle que l’on repère dans les despotismes éclairés, où les gouvernants sont à la fois adulés, craints, suppliés et détestés. Rien à voir avec les démocraties à l’anglo-saxonne, où le gouvernant, qui vit pratiquement comme tout le monde, est à la fois respecté, normalisé et contesté.
De nombreuses personnes appellent à “davantage de transparence”. Qu’en pensez-vous ?
Oui, il faudrait de la transparence. C’est d’ailleurs ce qui manque dans tous les pays trop centralisés : la première revendication des Soviétiques, à la fin des années 1980, a été la transparence, “glasnost”. Ici, en France, les choses intimes sont divulguées et les choses publiques dissimulées : nous connaissons par les médias la maîtresse du gouvernant, mais pas ses comptes de campagne. On marche sur la tête.
Le sociologue Max Weber disait que faire de la politique « consiste à déjeuner avec le diable ». La vie politique peut-elle être morale ou le mensonge est-il un mal nécessaire ?
La vie politique doit être inspirée par la morale, mais elle doit aussi tenir compte du principe de réalité, et il peut arriver que, dans ce cadre, un mensonge d’État soit nécessaire — dans le cas qui nous occupe ici il s’agit de bien autre chose : le mensonge mesquin, qui vise des intérêts personnels contre l’intérêt commun.
Peut-on dire que le pouvoir corrompt ? ou induit-il seulement un éloignement progressif du réel ?
Le pouvoir corrompt de façon indirecte. Dans un pays comme la France, le gouvernant est littéralement divinisé. On n’imagine pas la fascination qu’exerce un ministre dans l’imaginaire même des élites — c’est grotesque. Aussi le gouvernant se sent-il cent coudées au-dessus, il a vite l’impression qu’il est au-delà de toute loi et que la réalité, c’est simplement ce qui sort de sa bouche : ce qu’il dit est par là même vrai. Ainsi est-il sincère quand il ment. Remarquez que ce déni de réalité engendré par le narcissisme n’est pas spécifique à ce groupe : c’est simplement le fait du pouvoir discrétionnaire dans tous les groupes humains. Le pouvoir de nos gouvernants n’est pas vraiment discrétionnaire, mais l’admiration des citoyens à leur égard crée cet espace où, pour eux, tout est possible. Le phénomène de cour, hérité de la monarchie, est profondément corrupteur.
Propos recueillis par Mickaël Fonton
Chantal Delsol : “La vie politique doit être inspirée par la morale”
Source:
Chantal Delsol, de l'Institut, est notamment l'auteur de l'Age du renoncement, Cerf, 2011.
Biographie wiki
Chantal Delsol ou Chantal Millon-Delsol, née à Paris en 1947, est une philosophe, historienne des idées politiques, et romancièrefrançaise. Elle fonde l’Institut de recherche Hannah Arendt en 1993 et devient membre de l'Académie des Sciences morales et politiques en 2007. Sans faire mystère de sa foi catholique, et disciple de Julien Freund puis de Pierre Boutang1, elle se décrit également comme une « libérale-conservatrice ». Les idées principales de Chantal Delsol découlent du libéralisme, ou du fédéralisme, ou encore du principe de subsidiarité fondé sur celui de la singularité. Chantal Delsol est aussi éditorialiste au Figaro, à Valeurs actuelles, et directeur de collection aux éditions de La Table Ronde.
Chantal Delsol est issue d'une famille parisienne de la droite catholique et la fille du biologiste Michel Delsol2,3. Cette admiratrice du dissident tchèque Jan Patocka se définit elle-même comme une « anticommuniste primaire » depuis toujours4.
Chantal Delsol a été l'élève du philosophe et sociologue libéral-conservateur Julien Freund, disciple de Max Weber, sous la direction de qui elle soutiendra sa thèse en 1982.
Hostile à l'esprit de 1968, elle a milité, en réaction, au sein du Mouvement autonome des étudiants lyonnais (Madel).
Docteur ès lettres (1982), elle est actuellement professeur à l'université de Marne-la-Vallée, où elle dirige le Centre d'études européennes, devenu Institut Hannah Arendt, qu'elle a fondé en 1993. Son enseignement couvre « le champ de la philosophie pratique, éthico-politique, explorée et jugée en son fondement et en son histoire, notamment dans la modernité tardive. Elle prend plus particuliérement pour objets les relations internationales et la géo-politique européenne. Elle anime, dans ces domaines, des échanges suivis avec, d'une part, l'Europe centrale et orientale, et d'autre part, l'Amérique du Sud ».
Chantal Delsol se définit elle-même comme « libérale-conservatrice »5, et par les médias comme « non-conformiste de droite », « européenne convaincue », « intellectuelle de droite [...] appelée à jouer un rôle significatif dans l'entreprise de renouvellement philosophique à l'œuvre au sein du camp conservateur »6.
Elle est l'épouse de Charles Millon, ancien ministre et membre depuis 2007 d'un laboratoire d'idées européen, l'Institut Thomas More7. Ils ont six enfants, dont un adopté d'origine laotienne7.
Elle a été élue membre de l'Académie des sciences morales et politiques le 18 juin 2007 au fauteuil de Roger Arnaldez.
Depuis 2011, Chantal Delsol est également rédactrice sur le site d'information Atlantico8.