L'économie du bonheur à l'heure de la crise
Depuis près de quarante ans les chercheurs en sciences sociales se posent la question de savoir si l'argent fait le bonheur. La réponse portée par ceux qui croient en le paradoxe de l’économiste américain Richard Easterlin (*) est, qu'à un instant donné au sein d'un même pays, les plus riches sont en moyenne bien plus heureux que les plus pauvres. Néanmoins, la croissance du PIB par tête ne va pas de pair avec une « croissance de bonheur » moyen…
Il est donc intéressant d'inverser l'argumentation. Si la croissance du PIB n'a pas d'effet sur le bonheur, quid d'une décroissance ? D'un point de vue strictement empirique, nous passons ici à une prévision hors échantillon, car l'analyse existante du bonheur national ne concerne que les périodes de croissance. Y-a-t-il lieu de croire que si l'argent ne fait pas le bonheur, la crise ne devrait alors pas faire de mal ?
Une des explications du paradoxe d'Easterlin fait appel aux comparaisons : si je me compare à vous, et que vous vous comparez à moi, le fait de gagner tous les deux +3% de revenu d’une année sur l’autre risque de ne rien changer à nos positions relatives. Le raisonnement analogue peut se faire pour une baisse de revenu. Certains psychologues soulignent que l'on se compare plutôt en regardant vers le haut, i.e vers ceux qui ont un revenu plus élevé que soi. Si une crise (financière, immobilière…) venait à toucher plutôt les ménages aisés, il se pourrait alors que les autres se sentent plus heureux, leurs revenus relatifs (et la perception qu’ils en ont) s’améliorant…
Je crois au paradoxe d'Easterlin, mais je crois également que la crise fait mal en termes de bien-être subjectif. Et ce pour plusieurs raisons.
Dans un premier temps, les comparaisons de revenu ne s'effectuent pas uniquement avec autrui, mais également avec ses propres gains et pertes passés. Même si "nous sommes tous dans le même bateau", la comparaison avec le passé personnel fait mal lorsque le revenu baisse.
Ensuite, le paradoxe d'Easterlin parle d'une croissance générale de revenu, mais ne détaille pas les différences de statut sur le marché du travail. Or, lors d'une crise, la baisse de revenu est tout sauf générale. En particulier, elle touche en premier lieu ceux qui perdent leur emploi et se retrouvent au chômage, et l'analyse empirique révèle que l'impact du chômage sur le bonheur est l’un des facteurs les plus importants. Plaider pour une décroissance en douceur, collective et « équitable », se heurte aujourd’hui à un ralentissement économique synonyme de perte d’emploi pour une frange des actifs.
En dernier lieu, la crise est néfaste non seulement pour ses effets contemporains, mais également par la peur de l'avenir qu'elle engendre. Le bien-être est impacté aussi bien à travers la précarité vécue que par la précarité future et/ou potentielle. Collectivement, il est possible que ce dernier volet domine : la peur est, on le sait, un puissant levier.
Si une augmentation générale de revenu n’entraîne qu’une faible amélioration du bien-être, mais que les récessions ont à l’inverse des effets appuyés, quel devrait être le but de la politique économique ? Dire qu'éviter les crises est une bonne chose paraît sans doute banal. Plus généralement, nous avons une aversion aux risques et aux pertes. Un travail récent mené avec Claudia Senik et Sarah Flèche nous a permis de souligner que la croissance du PIB par tête n'a que peu d'effet sur le niveau moyen du bonheur, mais qu’en revanche elle en réduit sensiblement la variance : plus nous sommes riches, moins nous avons de chance d’être très heureux…ou très malheureux. Et dans les pays de l’OCDE, nous ne sommes peut-être pas en moyenne plus contents, mais nous sommes certainement plus égaux face aux aléas de la vie.
(*) Théoricien de l’économie du bien-être, il est le créateur du paradoxe qui porte son nom selon lequel la mesure du développement de l'économie d'une société par le biais de l'évolution du produit intérieur brut (PIB) n'est pas pertinente.
Andrew E. Clark, Chaire Associée à PSE-Ecole d'économie de Paris, Directeur de recherche au CNRS
Source:
Richard Easterlin, né à Ridgefield Park, New Jersey, en 1926, est un économisteaméricain. Il est professeur d'économie (chaire William R. Kenan Jr.) à l'université de Pennsylvanie de 1978à 19821 avant de poursuivre sa carrière comme professeur à l'université de Californie du Sud2. Il est président de la Population Association of America (PAA) en 1978, et président de l'Economic History Association de 1979à 19801.
Théoricien de l'économie du bien-être, il est le créateur du paradoxe qui porte son nom, selon lequel la mesure du développement de l'économie d'une société par le biais de l'évolution du produit intérieur brut (PIB) n'est pas pertinente. Plus précisément, Richard Easterlin a mis en évidence le fait qu'une fois qu'une société a atteint un certain seuil de richesse, la poursuite de son développement économique est sans influence sur l'évolution du bien-être moyen de sa population. Ou du moins, l'effet n'a cours que sur une partie seulement de cette dernière. L'évolution de ce bonheur est en réalité, selon Easterlin, à mettre en corrélation relative avec celle de la richesse des membres les plus fortunés de la société. En clair, ce sont ces derniers qui sont les plus heureux, mais uniquement parce que l'augmentation de l'inégalité leur permet de progresser économiquement plus vite que le reste de la population ; cela signifie donc qu'un membre d'une société dont l'évolution de la fortune se situe dans la moyenne ne se déclarera pas plus heureux, à l'inverse des éléments qui progressent plus rapidement. C'est donc, plus prosaïquement, le revenu relatif, et non sa progression brute, qu'il convient de prendre en compte. Cette relativité de l'évolution (pourtant existante) du sentiment de bien-être, comparativement à la croissance économique, aboutit donc à un paradoxe2.
L'indicateur du bonheur intérieur net (BIN), institué par le magazine économique françaisL'Expansion et un think tank canadien, se veut la traduction statistique des travaux de Richard Easterlin.