Je me suis efforcé jusqu’à présent de présenter tout ce qui sépare l’économie naturelle, avec ses lois conformes à la nature des hommes et de leurs relations, et l’économie artificielle que la politique nous fait subir. Je vous propose maintenant de réfléchir à cette question : pourquoi l’économie artificielle a-t-elle séduit les esprits et envahi à ce point la société contemporaine ?
Le grand alibi de l’économie artificielle : la justice sociale
L’économie artificielle n’est pas là par hasard. Si elle a un tel succès, si elle parvient, au moins partiellement, à enrayer le fonctionnement naturel de l’économie, c’est qu’elle a été présentée, parfois de bonne foi, comme une impérieuse correction des lois de l’économie.
Nombreux en effet sont ceux qui pensent que les lois de l’économie, si elles n’étaient corrigées, conduiraient naturellement à un certain nombre de conséquences inacceptables et, au tout premier rang, elles porteraient atteinte à la justice sociale.
Certes la justice sociale hante les esprits et meuble les discours politiques. Elle associe deux termes qui nous touchent : la justice (qui aime l’injustice ?) et le social (qui ne se sent pas des devoirs à l’égard des autres membres de la société ?).
La difficulté naît quand on passe de l’émotion à l’action.
Pour agir en faveur de la justice sociale, il faudrait commencer par savoir en quoi elle consiste.
Justice = égalité statistique
La réponse la plus simple et même la plus fréquente est celle de l’égalité. Il n’est pas juste qu’au sein de la société il y ait de tels écarts de revenus ou de richesses. Mais qu’entendre par là ?
S’agit-il d’une mesure statistique, et si c’est le cas, quel est l’écart tolérable ? 1 à 2, 1à 10, ou pas d’écart du tout ? Et quelsécarts mesure-t-on ? Des revenus monétaires ? Des revenus ou des patrimoines ? Avant ou après impôts et transferts ? Des revenus individuels ou familiaux ? Des classes statistiques ? Quelle est la fiabilité des chiffres ?
Autant de questions que deux générations de statisticiens, sociologues et économistes, à l’image d’Armatya Sen, n’ont pas réussi à résoudre. Il est pourtant d’usage courant aujourd’hui de s’émouvoir du nombre de personnes « qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ». Ce seuil, au sens strict, est la mesure du revenu qui est la moitié (certains retiennent 60%) du revenu médian. En général, le seuil s’élève quand un pays s’enrichit. On dit que 21% des citoyens US vivent en dessous du seuil de pauvreté, mais il vaut mieux être pauvre aux Etats Unis que riche au Bengladesh.
L’origine des écarts
Si l’on abandonne la mesure statistique des écarts, peut-on approcher la justice sociale en considérant non plus l’importance des écarts mais leur origine ?
Il y aurait des écarts injustifiés parce qu’ils révèleraient une exploitation des uns par les autres. On reconnaît ici la patte de Proudhon et de Marx : la propriété privée permet à ceux qui la détiennent d’exploiter ceux qui ne l’ont pas. Pourtant les pays les plus pauvres sont ceux où la propriété privée n’est pas admise, ou pas transférable. Hernando de Soto parle à ce propos de « capital mort » : les richesses sont captées et stérilisées entre les mains d’une infime minorité, faite en général des hommes et des castes au pouvoir.
Il y aurait aussi des écarts injustifiés parce qu’ils révèleraient une inégalité des chances au départ. Le « communitarisme » (qui n’est pas le communautarisme) développé depuis une trentaine d’années par des philosophes tels McIntyre ou Taylor, professe que les talents personnels appartiennent à la société : il ne s’agit pas de nier les mérites de chacun, mais de préciser qu’ils procèdent eux-mêmes d’un tirage au hasard : ceux qui ont du talent ont tiré simplement le bon numéro et ont ainsi pris la place de quelque autre. Tout mérite et tout succès revient donc à la société globalement, à la communauté entière. Cette approche n’est pas sans rappeler celle du « communisme primitif » et de la commune destination des biens donnés par Dieu, dont Saint Thomas d’Aquin a démontré l’imprécision voire la nocivité. Il me semble donc que c’est avec beaucoup de précaution que l’on devrait utiliser l’expression « égalité des chances au départ », à laquelle il faudrait préférer celle d’« égalité devant le droit » - chacun pouvant bénéficier de règles du jeu social susceptibles d’accroître ses chances de promotion et d’accomplissement personnel. La réussite n’est pas une chance sociale, mais une responsabilité personnelle.
Tout le monde finit par chanter et par s'appauvrir |
Justice = redistribution optimale
Enfin, mêlant le quantitatif et le qualitatif, John Rawls définit la justice sociale comme une situation dans laquelle ceux qui en ont le moins en reçoivent le plus possible compte tenu de la nécessité de ne pas tuer la poule aux œufs d’or, c’est à dire ceux qui en ont plus parce qu’ils sont les locomotives de la société. Le problème est qu’il ne nous indique pas où est ce seuil, il suggère qu’on ne peut le percevoir que lorsqu’on en est éloigné dans un sens par les troubles sociaux (révolte des pauvres), dans l’autre par l’appauvrissement général (démotivation des riches).
Après des années de débats et de mesures chiffrées (quand elles sont possibles), on ne sait toujours pas quels sont les effets précis des politiques de redistribution mises en place dans les pays les plus développés. La « loi d’Aaron Direktor » suggère que ces politiques n’enrichissent pas les pauvres, ni davantage n’appauvrissent les riches, elles aboutiraient surtout à des transferts massifs au sein des classes moyennes. De mon point de vue, elles ont surtout pour effet de déconnecter totalement l’effort, le mérite, le service rendu d’une part et la rémunération perçue d’autre part. La cigale est mieux payée que la fourmi. Tout le monde finit par chanter et par s’appauvrir.
L’économie naturelle honore le service des autres
L’économie naturelle se conjugue, pour sa part, avec une règle de justice très simple : l’argent est juste quand il est gagné au service des autres, peu importe qu’il atteigne un montant ou un autre. C’est une justice de procédure par opposition à une justice de résultat. Bastiat le disait : « Je ne crois pas que le monde ait tort d’honorer le riche : son tort est d’honorer indistinctement le riche honnête homme et le riche fripon ». Mais, naturellement, ce n’est pas à l’Etat, ni à quelque autorité supérieure de définir ce qui est service des autres et ce qui ne l’est pas, ce qui est « friponnerie ». C’est à ceux à qui sont destinés les services de dire ce qui leur convient ou non. Cette libre sélection se fait au cours de la procédure d’échange marchand. Ainsi est « socialement juste » l’argent gagné dans une libre transaction.
La justice de l’action économique vient de ce qu’elle a un sens pour les autres, pour la communauté de la multitude de personnes qui en sont satisfaites et qui la rémunèrent sans y être contraintes.
Justice et propriété
Ainsi celui qui a servi les autres a-t-il créé une vraie richesse. Or, il est injuste de priver quelqu’un de la propriété de sa création, parce que ce qu’il a créé l’a été avec sa propre personne et c’est finalement de la propriété sur soi-même qu’il s’agit. A chacun selon son œuvre.
Le droit de propriété est donc la forme la plus élaborée de la justice dans une société de libertés.
La justice ainsi définie se distingue de la justice sociale ordinairement conçue par plusieurs traits :
- la société n’est pas juste ni injuste, seuls les hommes sont justes, et ils sont justes dans leur comportement. Au lieu de construire des sociétés justes, il vaut mieux éduquer les hommes à la justice ;
- la justice consiste à être responsable de ses actes, en bien comme en mal ;
- la justice revient à respecter la propriété et la liberté d’autrui, à s’abstenir de toute coercition privée, à respecter ses obligations et les droits des autres ;
- la justice veut que l’homme se reconnaisse dans son œuvre, qu’il soit « ajusté » à sa création.
Alors, que reste-t-il de l’alibi de la « justice sociale » ? Pas grand-chose en réalité si vous m’avez suivi. Mais les tenants et les artisans de l’économie artificielle ont d’autres arguments à faire valoir.
Source: Libres.org , Aleps par
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