Le Printemps arabe est né le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid en Tunisie. On serait tenté de dire qu il ne pouvait pas venir au monde ailleurs que dans ce pays si moderne, ouvert, éduqué, raffiné. Ce fut « la Révolution de jasmin ». La révolution tunisienne fut l'aînée de celles d Égypte, du Yémen, de Libye : les espérances démocratiques s' épanouissaient sur les tombes du despotisme.
Le 23 octobre 2011 se tinrent les premières élections libres depuis l'indépendance du pays en 1956 et depuis le début du Printemps arabe. Il s agissait d élire, dans le cadre d un scrutin proportionnel à un tour, une assemblée constituante de 217 sièges qui aurait la charge de désigner un gouvernement provisoire et d organiser de nouvelles élections, législatives cette fois, dans un délai d'un an. La campagne électorale, qui s'était déroulée du 1er au 21 octobre, avait porté principalement sur les thèmes de la laïcité et de l'islam dans la vie politique. C est dire si, dans cette consultation électorale, le peuple tunisien se prononçait sur un choix de société plus que sur les problèmes économiques qui avaient déclenché la révolution.
Les résultats des élections du 23 octobre 2011 stupéfèrent les Tunisiens qui avaient fait la Révolution de jasmin, et l'Occident qui l'avait rendue possible en muselant les velléités répressives de Zine el-Abidine Ben Ali : le parti islamique Ehnnada obtenait la majorité relative avec 37 % des suffrages et 89 sièges. Il devançait d'un million de voix le Congrès pour la République (CPR), appartenant à la gauche laïque, qui remportait 29 sièges seulement. En troisième position arrivaient les élus de « La Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement », une formation indépendante totalement inconnue avant les élections, avec 26 sièges. La quatrième place revenait au Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), un parti politique social-démocrate connu sous le nom d Ettakatol, qui remportait 20 sièges. En queue de peloton, venaient le Parti démocrate progressiste (PDP - gauche), avec 16 sièges, et le Pôle démocratique moderniste (PDM – gauche) avec 5
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La Troisième Guerre mondiale
Les artistes persécutés par les islamistes
Les artistes et auteurs tunisiens reçoivent des menaces de mort par téléphone et SMS, leurs portraits circulent sur facebook accompagnés de leur
nom, de leur adresse et de la mention « dead or alive». Leurs persécuteurs ? Des islamistes radicaux qui les accusent de « blasphème ».
Une exposition de peintures – l’édition 2012 du Printemps des arts, au palais Abdelia, à la Marsa, du 1er au 10 juin – plongea la Tunisie dans le
chaos : peu avant la mi-juin, plusieurs villes furent, durant quelques jours, le théâtre de violentes émeutes fomentées par des groupes salafistes « pour défendre les valeurs du sacré ». Dévots
estimant que les œuvres du Printemps des arts offensaient la religion musulmane et jeunes chômeurs avides de pillage s’y cotoyèrent dans des confrontations violentes avec les forces de l’ordre.
Le gouvernement ordonna le couvre-feu. Bilan de ce chaos : un mort, plusieurs centaines de blessés, des postes de police incendiés, des bars saccagés…
Les artistes abandonnés par le pouvoir et la justice
Le gouvernement, dominé par le parti « islamo-conservateur » Ennahda qui se dit modéré, n’a pas condamné les menaces de mort adressées aux
artistes. Bien au contraire, le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a rejeté la faute sur ces derniers : « L’exposition comportait beaucoup d’œuvres de mauvais goût, et artistiquement
médiocres qui violent le sacré et portent atteinte à certains symboles de l’islam. Certaines appartiennent à des autodidactes qui n’ont rien à voir avec l’art plastique et véhiculent des
messages politiques et idéologiques. L’art n’a pas à véhiculer une idéologie, il n’a pas à être révolutionnaire, il doit être beau. » Conformément à cette conception totalitaire de l’art,
le parti Ennahdha a voté une motion interne souhaitant la criminalisation des « atteintes au sacré ».
Les violences déclenchées par l’exposition de peinture du Printemps des arts firent écho à celles provoquées par le film Persépolis. La diffusion
par la chaîne de télévision Nessma de ce film franco-iranien où figure une représentation d’Allah – c’est interdit par l’islam – avait exaspéré les islamistes radicaux. Il s’en était suivi de
violents affrontements entre eux et les partisans de la laïcité. Les extrémistes avaient tenté d’envahir le siège de Nessma. Le PDG de la chaîne, Nabil Karoui, avait essayé d’éteindre
l’incendie en présentant publiquement ses excuses au peuple tunisien pour la diffusion de la séquence litigieuse. Malgré cette reculade, les islamistes maintinrent leur action en justice contre
lui pour « atteinte au sacré ». Il a été condamné en première instance à une amende de 1200 euros. Motif : « la diffusion d’un film troublant l’ordre public et portant atteinte aux bonnes
mœurs». Comme pour l’exposition de peintures, la justice a donné tord à l’homme de l’art et non pas aux extrémistes religieux. Les tribunaux d’État s’inféodent progressivement à la
charia.
Le face-à-face des deux Tunisies
Depuis que la révolution a eu raison de Ben Ali, les salafistes tunisiens multiplient les démonstrations de force pour contraindre la population à
vivre selon les préceptes de la charia. C’est le prosélytisme religieux par la terreur. Ainsi, en mai dernier, les bars de Sidi Bouzid – berceau du soulèvement populaire de 2011 – baissèrent
leur rideau sous la pression des islamistes. Le 26 de ce même mois, à Jendouba, au nord-ouest du pays, une troupe déchaînée de « barbus » armés de couteaux, de sabres et de cocktails Molotov
attaqua plusieurs bâtiments. Ils étaient furieux parce que plusieurs salafistes ayant agressé des citoyens avaient été arrêtés par la police.
L’inquisition islamiste resserre son étau sur la Tunisie : insultes, menaces et agressions contre les cinémas, les théâtres, les débits de
boisson, les boîtes de nuit, les passantes aux tenues jugées provocantes… La meute des islamistes radicaux, dont la plupart étaient incarcérés avant la révolution, est lâchée sur la société
tunisienne. Deux Tunisies se retrouvent ainsi face-à-face : celle des libertés et celle de la charia (loi islamique).
Ennahdha face aux surenchères salafistes
Ennahdha, qui est à la tête de la coalition gouvernementale, est écartelée entre son partenariat avec les partis modérés et les surenchères de la
mouvance radicale. Les groupes salafistes tels que Ansar al-charia (les partisans de la charia) accusent Ennahdha de mollesse et de compromission avec les valeurs occidentales. Ils somment
Ennahdha de choisir « entre l’islam et les ennemis de l’islam ». Ils se font l’écho des propos d’Ayem el-Zawahiri, le nouvel émir d’Al-Qaïda, accusant Ennahdha « d’inventer un islam
acceptable aux yeux du Département d’État américain, de l’Union européenne ou des pays du Golfe».
La mouvance radicale tunisienne appelle la population au soulèvement contre « les atteintes à la religion ». Depuis janvier 2011, les salafistes
tunisiens ont déjà mis la main sur 400 des 5000 mosquées du pays. Ils tissent aussi méthodiquement leur toile dans l’enseignement. Ils veulent faire de la Tunisie une théocratie sunnite,
tournée vers les Lieux saints de la Mecque et la prestigieuse Turquie d’Erdogan.
Quel camp Ennahdha choisit-elle ? Mise en échec par la crise économique en tant que parti de gouvernement, Ennahdha se garde bien de renforcer
l’État de droit contre les extrémistes : elle préfère dispenser des compensations symboliques, celles-là même qui plaisent aux courants fondamentalistes. Elle joue la carte de la
réislamisation, conformément à sa vocation initiale.
La crise économique joue contre la démocratie
Les extrémistes exercent un pouvoir de séduction sur les jeunes chômeurs des quartiers pauvres. Le marasme de l’économie tunisienne leur fournit
des troupes de plus en plus nombreuses. C’est un cercle vicieux : le tourisme, qui était l’un des piliers de l’économie tunisienne, ne s’est toujours pas remis de la révolution parce que le
calme n’est pas revenu. Pour la même raison, le marché immobilier s’effondre et maints investisseurs retirent discrètement leurs capitaux.
En outre, la rechute de l’économie mondiale handicape inévitablement l’économie tunisienne. C’est là un problème central : la surenchère islamiste
ne pourra que prospérer sur le terreau de la misère. Entrant dans sa phase aiguë, la crise économique mondiale va ruiner les chances d’un redressement rapide de l’économie tunisienne. Et
gonfler les rangs des islamistes radicaux.
Certes, les courants démocratiques et libéraux attachés au pluralisme politique et culturel et aux libertés publiques représentent une fraction
majoritaire de la société tunisienne, parmi les femmes, les jeunes, les fonctionnaires… Les classes moyennes sont le vecteur le plus important de ces valeurs. Mais que pourront-elles face à une
déferlante islamiste populaire impulsée par la crise économique ? Leur propre paupérisation exposera certaines de leurs composantes à la tentation islamiste. En outre, les radicaux
intensifieront l’usage de la terreur, dont on voit déjà les premières manifestations. La terreur est un élément clé des processus de captation du pouvoir par les islamistes radicaux. L’Iran en
est un exemple : c’est par la terreur que l’ayatollah Rouhollah Khomeiny a écarté du pouvoir ses alliés (marxistes, libéraux…) de la révolution de 1979, et que son successeur, l’ayatollah Ali
Khamenei, a étouffé la Révolution verte de 2009. Pourtant, la société iranienne comporte, elle aussi, une vaste classe moyenne et les aspirations à une démocratie pluraliste y sont fortes. Mais
le pouvoir de la terreur est immense…
L’arrivée de la crise économique en Tunisie avait été le détonateur de la révolution dans ce pays l’année dernière. Mais les développements de la
crise économique dévient le cours de la révolution au profit de la mouvance salafiste. L’opinion islamiste tunisienne est estimée à un peu plus d’un tiers des votants, qui eux-mêmes constituent
la moitié de la population. Ce pourcentage est appelé à augmenter avec la rapide montée du chômage et le renchérissement du prix des denrées alimentaires. Le fondamentalisme islamiste –
représenté par Ennahdha et les partis de la mouvance radicale financés par l’Arabie Saoudite et le Qatar – pourrait être le grand gagnant des élections générales de mars 2013.
Semailles laïques, moissons islamistes
L’Occident considérait la Tunisie de Bourguiba et de Ben Ali comme un paradigme de modernité au sein du monde arabo-musulman, notamment pour
l’essor de la laïcité et le statut de la femme. Certes, l’autoritarisme du régime (par ailleurs corrompu) bridait la vie politique et certaines libertés publiques, mais leur épanouissement à
venir semblait inscrit dans les astres. En attendant cette apothéose, les mœurs se libéralisaient, les touristes et les investisseurs étrangers affluaient, l’économie prospérait.
La naissance du Printemps arabe en Tunisie conforta cette vision optimiste de l’avenir. Une vision élargie à l’ensemble des pays musulmans, qui
semblaient voués à la contagion démocratique.
Mais cet optimisme a été démenti par les résultats des élections législatives tunisiennes d’octobre 2011 ayant porté au pouvoir le parti islamiste
Ennahdha. Ils ont stupéfié la mouvance laïque tunisienne elle-même, qui avait sous-estimé l’ampleur du radicalisme religieux dans son pays.
Les progrès de l’islamisme radical dans un pays aussi moderne que la Tunisie laissent deviner ce qu’ils pourront être dans des pays musulmans
beaucoup moins avancés en termes socio-économiques, au cours de la phase aiguë de la crise économique mondiale qui s’annonce.