Après les violentes manifestations de la dernière semaine, où des synagogues ont été attaquées sans vergogne, je voudrais revenir sur ce qui me paraît relever d’une forclusion généralisée et retracer, très sommairement, la généalogie d’un phénomène singulier, inquiétant, attristant - auquel divers éléments (les déclarations d’un élu écolo du 93 ou encore les récents propos de Gianni Vattimo) ajoutent encore un affligeant relief. Il est clair désormais que les extrêmes droites dieudonnéisées ou soralisées sont parvenues à intégrer, à leurs discours et pratiques, des pans idéologiques entiers de provenance d’extrême gauche.
Un premier point : il est de peu d’intérêt de s’indigner contre le déferlement antisémite et de le faire dans l’habituelle rhétorique sans pensée, c’est-à-dire bien-pensante, de l’«antifascisme» militant, si l’on n’est pas capable de méditer encore et à nouveau l’effet de choc produit, il y a quelques années, par les développements badiousiens sur les «portées du mot «juif». Ce texte constitue un tournant - dont on peut mesurer l’effet de brèche. Lorsqu’on écrit, en dépit de tout bon sens, que «le nom de juif» est «une création politique nazie» sans référent préexistant, qu’il constitue une invention hitlérienne au service de l’extermination, quand on affirme que «juif» est désormais le signifiant-maître des nouveaux aryens, que les Israéliens sont tout sauf juifs (à la limite le seraient seuls Spinoza, Marx, Freud et quelques autres Ehrenjuden !), quand on claironne qu’Israël est un pays antisémite, quand on pose avec une telle assurance «ontologique» tant de sottises, on donne à la logique diabolique du retournement, soit de la perversion, le statut d’une figure de pensée : non seulement les «juifs» ne sont pas juifs, mais ils sont, eux, les véritables nazis. Et, par voie de «conséquence», ceux qui les combattent, ici, là-bas, sont d’authentiques antinazis, courageux et exposés à la vindicte haineuse et meurtrière des juifs-nazis ou des nazis-juifs.
Cet ectoplasme de pensée est devenu, en quelques années, un topos de l’idéologie et de l’action d’extrême gauche, décliné sous tous les registres et tous les tons. On ne le doit pas, me semble-t-il, à la seule force de conviction de Badiou (ses hypothèses, sur ce point précis, sont vraiment indigentes), mais à une conjoncture, à un climat, à un état des forces politiques, à une sinistre mutation. L’analyse politique, «l’analyse concrète d’une situation concrète», comme nous disions jadis et naguère, doit s’entendre et se pratiquer comme une pensée des circonstances de l’agir. Autrement, la politique n’est plus une politique, mais un principe d’indétermination abstrait qui distribue une même substance (le capital, par exemple) sous des accidents divers mais substantiellement identiques, la démocratie et le fascisme, les CRS et les SS, Gaza et le ghetto de Varsovie. Sous ce préalable et cette mémoire, que s’est-il passé, il y a quelques mois, politiquement, culturellement, idéologiquement autour de «l’affaire» Dieudonné ? Que recèle et que montre ce «moment» insigne ?
Il a signifié, aux naïfs, dont je suis, une surprise, une prise inattendue dans le retour d’un contenu refoulé, comme si du coup l’affaire Dieudonné venait inscrire une césure, un retournement (une quenelle ?), une «libération» du discours raciste - expression dont on voit bien qu’elle indique un dé-foulement de ce qui aura été originairement réprimé, la liquidation violente d’instances de censure désuète, comme balayées par une vague immense.
Pour la première fois depuis très longtemps, le pavé parisien a retenti en janvier, puis de nouveau ces jours-ci, de cris de haine et de mort, «mort aux juifs», «juifs hors de France». Rien de neuf d’une certaine façon, simplement, au contraire, un retour à la normale, la restauration publique et politiquement assumée d’une très ancienne détestation après une brève interruption d’une cinquantaine d’années - d’où l’effet de souffle d’une parole «libérée». Mais le progressisme «spontané» qui gouverne de façon pavlovienne notre saisie des événements politiques avait persuadé que le temps de ce vieil antisémitisme européen était aussi révolu que la lampe à huile ou l’aéroplane de grand-papa. Or, il ne suffit pas d’avoir établi l’inanité philosophique de ce progressisme pour en avoir fini avec les illusions et aveuglements qu’il provoque et charrie.
Il convient, peut-être, de se remémorer le mot de Lénine à propos de l’antisémitisme. Ce dernier, disait-il, est «éternellement nouveau». C’est dire que sa pérennité même ne se peut qu’à la condition de son renouvellement et que ses avatars signalent moins d’authentiques différences que des modulations temporalisées d’une même continuité «éternelle».
Le «moment» Dieudonné, sa «nouveauté», la pensée qui l’autorise, ses retombées en cascade obligent à regarder en face la nécessité, douloureuse, d’avoir à penser les extrêmes droites dans leur intime connexion avec les extrêmes gauches.
Je me souviens d’une génération, celle des grands aînés, Sartre («pas un Français ne sera en sécurité tant qu’un juif, en France et dans le monde entier, pourra craindre pour sa vie») ou Blanchot («la renaissance de l’Etat d’Israël, ainsi que la conscience plus vive que nous avons de ce qu’est une condition d’oppression peuvent nous faire avancer») - génération pour laquelle le soutien au mouvement d’émancipation nationale du peuple palestinien pouvait aller avec un attachement inconditionnel à l’existence de l’Etat d’Israël. Ceci semblera aux plus jeunes incongru ou intenable. C’est qu’entre-temps, et l’intervention badiousienne joue un rôle crucial à cet égard, sous le couvert d’un antisionisme parfois furieux, l’extrême gauche, ou plutôt une certaine extrême gauche, pas toute, mais presque, aura contribué à redonner à l’antisémitisme le plus plat une légitimité dont la vieille extrême droite rêvait et que le gauchisme aura donc fait ou refait. Car il est vrai aussi qu’il renoue ainsi avec les courants antisémites les plus forcenés, de Proudhon à Dühring en passant par beaucoup d’autres, qui ont toujours été implantés dans les mouvements socialistes européens. C’est là que se profile, selon moi, une menace croissante, à en juger par la nature de certains propos venus de l’«islamo-gauchisme», pour utiliser une expression sans doute trop indéterminée. Le péril, c’est que la jonction finisse par se produire entre une extrême gauche «antisioniste» et l’antisémitisme d’extrême droite (ce que plusieurs manifestations récentes ont partiellement réussi dans la rue et ce dont elles sont le prodrome voire le premier symptôme effectif). Si cette condensation devait parvenir, comme force politique, à rassembler la jeunesse déshéritée, ou une partie d’entre elle, alors les conséquences en seraient vraiment redoutables.
Prochain ouvrage : «Traduit de l’absolu Essai sur Schelling», chez Vrin (automne 2014).
Source: Libération
Quand l'extrême gauche comme le NPA est solidaire de la manifestation pro-palestiniens du 26 juillet 2014 à la République, certes !! mais s'allier au Hamas ??